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Le 18 aout 2024, le porte-parole du CTRI prononçait la 64e oukase de cette première année de transition. Chose bien curieuse, celle-ci portait sur le lieu de vacance des membres du gouvernement : « conformément à l’instruction donnée par le Président de la République lors du dernier conseil des ministres qu’ils sont autorisés à bénéficier d’une semaine de vacances. Toutefois, il est rappelé à l’ensemble des membres du gouvernement que les jours de congés qui leur sont accordés doivent être exclusivement pris (...)
Le 18 aout 2024, le porte-parole du CTRI prononçait la 64e oukase de cette première année de transition. Chose bien curieuse, celle-ci portait sur le lieu de vacance des membres du gouvernement :
« conformément à l’instruction donnée par le Président de la République lors du dernier conseil des ministres qu’ils sont autorisés à bénéficier d’une semaine de vacances. Toutefois, il est rappelé à l’ensemble des membres du gouvernement que les jours de congés qui leur sont accordés doivent être exclusivement pris à l’intérieur du territoire national et en particulier dans leurs localités respectives afin de s’imprégner des réalités et des attentes de nos compatriotes ». En outre, ce communiqué précise que cette mesure a pour objectif « d’encourager un retour aux sources et une proximité accrue avec les populations locales ».
Si cette mesure a été manifestement bien accueillie par de nombreux Gabonais, et ce, malgré ses entorses flagrantes au droit de circuler librement et celui relatif à la vie privée, la notion de « localités respectives » appliquées à des membres d’un gouvernement et celle de « populations locales » devraient interroger. Le choix des gouvernants gabonais a toujours été marqué par le poids des origines. Cela va sans dire pour quiconque observe la vie politique gabonaise. Cela dit, la réalité des légitimités latérales a toujours été recouverte d’un voile pudique que l’élégance commandait de qualifier abusivement de républicain.
De quoi s’agit-il ?
Le culturalisme de résignation
Cette mesure confirme l’idée que de nombreux Gabonais se font de l’intégration républicaine. Une certaine élite gabonaise a toujours saisi l’intérêt général au Gabon comme la somme des intérêts particuliers. En effet, certaines voix gabonaises veulent visiblement se baigner deux fois dans le même fleuve, contrairement à l’intuition d’Héraclite.
En 1983, Paul Mba-Abessole, alors président du comité directeur du MORENA, déclarait ceci à propos de son modèle politique :
« Il y a des choses dont il faut prendre conscience. Nous voyons que le Gabon n’est pas un peuple. Mais le Gabon est fait de diversités. Il y a plusieurs ethnies. C’est malheureusement depuis l’indépendance une réalité qu’on n’a pas prise en compte. Dans les discours de Bongo et de Sivan, il n’y a plus de Bakélé, il n’y a plus de Fang, il n’y a que des Gabonais. Nous savons très bien que quand on chasse la nature, elle revient au galop. Pour nous, aussi longtemps qu’un système politique gabonais n’a pas assumé la réalité ethnique, ça ne pourra jamais marcher ».
Estimer que la nature reviendrait au galop, comme Paul Mba-Abessole le fait à propos de l’ethnicité au Gabon, c’est considérer que ces communautés ethniques relèvent de la nature, c’est de ce fait les sortir de l’histoire. Et même s’il fallait reprendre l’adage selon lequel « l’habitude [serait] une seconde nature », on retiendrait toujours que la fameuse « seconde nature » n’est pas une nature au sens strict, bien que les notions de culture et de nature se trouvent ici interverties, notamment dans un certain narratif de type romantique, sans que cela n’entraine le constat d’une contradiction manifeste.
« Ce pays est constitué d’un certain nombre d’identités »
En 2022, un universitaire proposait un mode de désignation des sénateurs qui prendrait en compte des identités ethniques. La polémique fut si vive qu’il dut expliciter son propos dans une Web TV. Pour ce dernier, il faudrait mettre fin au fonctionnement hybride des institutions politiques du Gabon postcolonial :
« La schizophrénie qui nous habite : à toujours fonctionner avec les principes, les mentalités et la tête dans les nuages des autres en oubliant qu’on a les pieds dans la boue de Mont-Bouët, il va falloir en sortir quand même à moment donné. Ce pays s’est construit sur une base que nous connaissons. Ce pays est constitué d’un certain nombre d’identités. Et ce n’est en fuyant, en cachant les yeux derrière son petit doigt que ces identités vont disparaitre. D’où la proposition que toutes les provinces soient représentées au sénat à égalité parce que cela permettrait à des communautés, a des collectivités qui n’ont pas de députés, nous le savons, de pour se dire : nous aussi, on a envoyé quelqu’un à Libreville. C’est cela qui fait une nation. Ce qui fait une nation, ce n’est une imposition depuis le sommet sur la base de principe qu’on est allé emprunté en France. Ce qui fait une nation, c’est la capacité de faire en sorte que tout le monde estime que c’est son pays et il est concerné par ce pays ».
La république est bien gabonaise par le biais de cette relation ambiguë, car il existe des légitimités de fait que le droit ne reconnait pas. Le premier enseignement à retenir est donc celui de l’institution d’une pratique jamais explicitement reconnue dans les discours officiels. Il s’agit d’une organisation de type féodal qui fait des membres du gouvernement des seigneurs par lesquels des intérêts particuliers de groupements ethno-régionaux trouvent sens auprès de l’État. Le régime de transition a pourtant inscrit des missions précises à son agenda, parmi lesquelles figurent « la refondation de l’État » et « la culture de la bonne gouvernance et d’une citoyenneté responsabilité ».
Sortir de l’illusion identitaire
Prenant le contrepied d’une littérature qui avait fatalement inscrit la donne régionale, provinciale, tribale ou ethnique dans le cadre de la société précivique et prépolitique, Jean-François Bayart, relevant plutôt l’historicité politique de cette identification, démontre que tous ces facteurs (région, ethnie, tribu) sont, dans l’État postcolonial africain, des canaux « par lesquels se réalise la compétition en vue de l’acquisition de la richesse, du pouvoir, du statut ». Dans ce contexte, l’énonciation de la république n’engage pas nécessairement un principe de gouvernement, par lequel l’intérêt général se démarquerait de la somme des intérêts particuliers. Dans le vocabulaire quotidien au Gabon, le terme « république » a fini par renvoyer à un statut de personnes distinguées par des nominations à des hautes fonctions dans l’appareil d’État. Les paroles d’une célèbre chanson de Landry Ifouta « Le craning » témoignent de cette acception bien gabonaise : « la république est arrivée (..) les PDG ont débarquée ». La république n’est pas un corpus de valeurs, mais une sorte d’oligarchie.
L’essence du politique, dit le philosophe, c’est pourtant tirer parti des différences en vue de construire une cité harmonieuse où règne la justice. Cette position exige un dépassement de ce que la médiation du sens commun invite à concevoir comme une chose relevant du « donné ». S’écartant d’une synthèse totalisante ou totalitaire, cette transcendance de l’hérité est constante recherche d’un équilibre fin, constituant ainsi un horizon régulant la vie sociale.
Sans doute ce communiqué conforte-t-il l’idée d’un nécessaire débat public sur l’État. L’objectif de refondation de l’État signifiant que le modèle existant n’est pas satisfaisant, il va sans dire que la restauration de la « géopolitique » au sens bongoiste ne constitue nullement une solution aux problèmes d’intégration effective du territoire national.
Références :
Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Éditions Fayard, 2006, p. 82
Entretien avec Paul Mba-Abessole, Président du comité directeur du MORENA, interviewé par François Doey et Jean-François Bayart, Revue Politique Africaine Quelle démocratie pour l’Afrique ? Année 1983, p.19
Gabon Media Time, Le Canapé Rouge : Interview exclusive du Pr. Guy Rossatanga-Rignault https://www.dailymotion.com/video/x8bu3n1
Platon, Le politique ou de la Royauté ; genre logique, traduit par Émile Chambry, La Bibliotheque électronique du Québec.