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Féminisme sans fétiche - Honorine Ngou, l’émancipation trahie !
Publié le : 8 mars 2024 à 13h32min | Mis à jour : 8 mars
Féminisme sans fétiche - Honorine Ngou, l’émancipation trahie !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

Féminisme sans fétiche - Honorine Ngou, l’émancipation trahie !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

En fin d’année 2023, l’écrivaine gabonaise Honorine Ngou publiait un livre intitulé « Homosexualité imposée, Gabon dévergondé » (Éditions Le Savoir). De nombreux commentaires ont été faits visiblement sur la base de la couverture médiatique de la conférence de presse que l’auteure de « Féminin interdit » a accordée à cette occasion. Pour dépasser la sensation des titres de presse et aller au-delà des propos d’estrade avec tout le conditionnement qu’implique cette situation d’énonciation particulière, il fallait (...)


En fin d’année 2023, l’écrivaine gabonaise Honorine Ngou publiait un livre intitulé « Homosexualité imposée, Gabon dévergondé  » (Éditions Le Savoir). De nombreux commentaires ont été faits visiblement sur la base de la couverture médiatique de la conférence de presse que l’auteure de « Féminin interdit » a accordée à cette occasion. Pour dépasser la sensation des titres de presse et aller au-delà des propos d’estrade avec tout le conditionnement qu’implique cette situation d’énonciation particulière, il fallait donc lire pour être fidèle à une certaine éthique du discours (J. Habermas 1983). Ceci fait, on peut donc dire que cet opuscule est une diatribe contre la loi dépénalisant l’homosexualité au Gabon. Sur quatre-vingt pages, Honorine Ngou essaie de démontrer ce qu’elle appelle « le danger de l’homosexualité » pour la société gabonaise, non sans préciser qu’elle s’exprime à partir d’une position complexe qui combine la femme, l’universitaire, la Gabonaise et la Chrétienne.

Entre obscurantisme religieux et culturalisme
Cinq points importants constituent le substrat de son argumentaire. Premièrement, à partir d’une philologie au moins aussi grossière que volubile, où s’entassent des récits sur la pratique homosexuelle dans la Grèce antique et la Rome antique, elle déploie l’argument selon lequel l’homosexualité eut été une norme dans ces sociétés anciennes. « L’Antiquité grecque et latine pullulent de sodomites décomplexés et hédonistes  », écrit-elle (p. 20). En raison de cette paresseuse histoire philologique, elle conclut que l’homosexualité est l’apanage du monde occidental.
Le deuxième point de son argumentaire est, dans une certaine mesure, une volonté d’affirmer une différence spécifique fondée sur une identité hétérosexuelle des sociétés africaines. Pour ce faire, Honorine Ngou présente quelques représentations de la famille (désir d’enfants, familles nombreuses, polygamie) qu’elle considère comme des traits caractéristiques des sociétés authentiquement africaines. Ainsi affirme-t-elle avec aplomb « Disons d’emblée que le l’homosexualité est une terminologie qui n’existe pas dans les langues africaines (…) cela va de soi, on ne peut pas avoir une réalité, un référent, sans qu’il ait de nom » (p. 28). L’ambiguïté de l’engagement féministe d’Honorine Ngou se renforce quand elle ajoute ceci : « Dans la culture Ntumu dont je suis issue, le vocable « fam » signifie à la fois : l’homme, viril, arracher et traduit l’idée de conquête, d’autorité, de puissance et de domination (…) Ainsi ne peut-on imaginer un homme autrement que marié avec une famille nombreuse symbole de virilité et force (p. 29) ». Cette caractérisation, qui navigue entre virilisme et l’idée inavouée de la femme soumise, débouche sur une conclusion sans appel : les sociétés africaines ne connaissent pas l’homosexualité.
Cette différenciation essentialiste entre monde occidental homosexuel et monde africain hétérosexuel faite, Honorine Ngou présente ensuite la société gabonaise comme un espace d’expérimentation des pires, parmi lesquelles la dépénalisation de l’homosexualité. En effet, ce troisième point exprime par ailleurs une xénophobie certaine, même si l’auteure tente de s’en défendre par une sorte d’autosuggestion. Elle écrit ceci (p.37) :« (…) le Gabon est semblable à un aimant, à un rayon de miel qui attire les abeilles et les mouches du monde entier. C’est pourquoi ils sont nombreux ceux qui remuent ciel et terre pour s’engouffrer, qui dans les avions, qui dans les pirogues et camions pour rejoindre les cotes gabonaises  ». Elle relève que des Gabonais et Gabonaises ont une admiration particulière pour ce qui vient de l’étranger. Ce constat d’extraversion débouche, estime-t-elle, sur une altération de ce qu’elle appelle « valeurs intrinsèques des autochtones ».
Le quatrième point souligne l’inopportunité de la loi dépénalisant l’homosexualité au Gabon. Elle estime que cette loi viole le préambule de la constitution qui affirme la nécessité de protéger les valeurs sociales gabonais et ses traditions. « Certes, la dépénalisation de l’homosexualité n’est pas une légalisation de cette pratique », semble-t-elle reconnaitre avant de déclarer : « mais elle en est l’antichambre, l’élément annonciateur  » (p. 51). En plus de la litanie d’affirmations jamais étayées, Honorine Ngou enfourche la voie du complot suivant lequel le monde occidental, parce que devenu hédoniste, se serait saisi de la question de l’homosexualité comme instrument idéologique de régulation de naissance en Afrique (p. 57).
Fort de ce constat, le cinquième et dernier point est un appel à une éducation conservatrice sous la double bannière de l’accord avec Dieu et de la culture. Sans aucun détour, Honorine Ngou déclame tout bonnement « le retour aux sources pour y puiser des repères constructifs » (p.61). Elle trouve légitime la stigmatisation de l’homosexualité et invite à la présenter comme pratique infamante.

L’intersubjectivité ou le parent pauvre
Ce brûlot est étonnant à plusieurs égards. D’abord, parce qu’il est signé d’Honorine Ngou, l’auteur de Féminin interdit, un récit bien connu de l’école gabonaise, récit qu’on pouvait lire comme une critique de l’assujettissement de la femme à travers le courage de l’héroïne Dzibayo face à diverses formes de misogynie. Comment passe-t-on d’une critique de la subordination de la femme à la contestation virulente d’une lutte pour l’émancipation d’autres êtres humains ?
Ensuite, la qualité d’universitaire semble avoir été largement préemptée par celle de Chrétienne, et ce, malgré la position complexe revendiquée en entame de sa dissertation. En effet, cela s’observe avant tout dans l’usage d’une profusion de termes jamais définis. Ainsi des notions comme la morale, la norme, les mœurs, la culture, la nature, l’identité, l’ADN culturel ou la vertu sont considérées comme des concepts sans équivoque, et ce, au mépris d’une littérature foisonnante sur ces questions. À cela il faut ajouter une sorte de tendance déroutante pour le monologue adialectique. Pour la clarté de la contribution, un tel livre aurait pu exposer quelques thèses adverses ou même rappeler quelques publications récentes sur la question traitée pour mieux les réfuter. Comment comprendre l’absence de récente publication comme l’ouvrage intitulé L’anti-genre en Afrique : Une catégorie globale en pratique (n [1] 168 de la revue Politique Africaine, 2022) ? Dans sa contribution, Kwaku Adomako montre comment se redéfinissent au Ghana les contours d’une tradition locale réinventée, élaboration mue par une panique morale née d’une certaine représentation de la diversité sexuelle et de genres. S’agit-il d’un choix délibéré ?
Le philosophe camerounais Marcien Towa (1971, p. 30) n’a-t-il pas montré la signification émancipatrice que peut prendre un certain rapport à culture comme une réflexion renouvelée, celle qui nous préserve du magister dixit et de l’autorité étouffante des ancêtres abusivement présentés comme omniscients, déresponsabilisant le sujet contemporain et donc l’asservissant par la même occasion ? Parlant de l’attitude critique que l’auteur semble circonscrire au monde occidental, Honorine Ngou écrit : « on se rend compte qu’il est obnubilé par la contestation des dogmes, des règles et des valeurs séculaires  » (p. 12). Cette posture dogmatique rejoint ce qu’Éboussi Boulaga (1981, p.28) trouvait dans la foi, c’est-à-dire le sacrifice de la compréhension qui s’en remet à d’autres par principe (Bible, tradition, culture). En effet, l’auteure semble se satisfaire ici de l’ordre moral comme un produit sans historicité, un produit dont il ne faudrait surtout pas interroger le processus de fabrication. Pour elle, contrairement au mot de Jankélévitch, il faudrait se comporter vis-à-vis de l’univers comme si tout allait de soi, le besoin de certitudes identitaires et une sorte de confort de l’ignorance présentant la critique des idées reçues comme un péril. Dans Identité et transcendance, Marcien Towa (2011, p. 125) fait observer ce qui suit à propos du type d’essentialisme culturel que promeut Honorine Ngou : « La problématique essentialiste se précise sur ce fond dramatique. L’essentialisme est le résultat de l’effort intellectuel par lequel le sujet cherche à restructurer la conscience brouillée de son être propre. Or, l’essentiel, entrainé par sa logique intérieure résout le problème en le niant. À peine déterminés les contours de l’identité, celle-ci est aussitôt déclarée immuable, indestructible. »
Souvent cité pour, semble-t-il, illustrer ce contre quoi il lutte, il convient de noter qu’Alain Finkielkraut ne défend nullement une position culturaliste comme Honorine Ngou le prétend. Bien au contraire, sa notion de culture s’inscrit dans une perspective esthétique et intellectuelle, c’est-à-dire dans le sens d’un canon culturel, donc opposé à ce qu’il appelle « une pédagogie de la relativité » qu’il attribue aux idéologue de l’UNESCO ou ce qu’il désigne ironiquement par le syntagme « le prestige du nom commun », c’est-à-dire l’impossibilité d’élaboration d’une personnalité individuelle en raison d’une confusion totalisante qui établit un rapport d’identité entre l’individuel et collectif.

À propos de la nature et de la culture
Cela dit, la question demeure la suivante : quels arguments peuvent bien sous-tendre la volonté d’emprisonner un être humain pour son homosexualité ? Il vrai que, tout au long de son texte, Honorine Ngou s’exprime presque toujours en termes absolus. Pourtant, au-delà des effets de manche, la réalité ne montre nullement une mise en danger de la société gabonaise. De la naissance de la République Gabonaise jusqu’en juillet 2019, la législation gabonaise était indifférente vis-à-vis de cette question. Aurions-nous vécu pendant soixante années sous une légalisation permissive sans qu’on ne le sache, comme certains peinent à le démonter avec le principe “Ce qui n’est pas interdit est autorisé” ? La situation antérieure à juillet 2019 était raisonnable car, me semble-t-il, l’État n’a pas vocation à définir la nature de la vie privée de personnes adultes dont le consentement aux relations s’établit en conscience. L’évolution de ce texte en juillet 2020 est en fait un retour à la situation dans laquelle le Gabon a toujours vécu avant la parenthèse 2019. L’instrumentalisation abjecte de cette question expose de surcroît les individus concernés à une certaine insécurité quand on sait qu’en janvier 2020 des personnes ont été lynchées sur la base de simples rumeurs et soupçons.
Au fond, les arguments des tenants d’une criminalisation de l’homosexualité gravitent autour des dogmes religieux, de la culture et de la loi de nature. Il y a comme un refus de se penser comme des êtres historiques, une sorte de besoin d’une identité collective éternelle à laquelle tout le monde devrait s’assimiler et être assimilé, obstruant ainsi toute possibilité de soumettre ces propositions à un examen critique. Ainsi, relever en même temps la culture et la loi de la nature pour condamner pénalement l’homosexualité peut apparaitre comme un paradoxe. Il faut peut-être rappeler que la nature en soi tout comme la culture (au sens anthropologique) ne sont nullement des valeurs absolues. Historiquement, la civilisation humaine se présente comme un démenti cinglant du mythe d’une humanité soumise exclusivement au gouvernement des lois naturelles. C’est dans ce sens que l’hominisation peut être vue comme une distanciation de notre condition naturelle, et ce, par le biais de la culture entendue comme une transformation de la donnée naturelle. Reprenant le dépassement de la dichotomie nature/culture qui a marqué l’anthropologie du XIXe siècle, à savoir « l’ethnocentrisme vulgaire et l’évolutionnisme unilinéaire  », Pierre Nzinzi (2004, p.45) souligne l’invariant transculturel qui réunit à la fois l’unité de l’homme et la diversité culturelle comme un usage particulier de cette humanité universelle.
Plus prosaïquement, si la culture a objectivement une dimension normative dont le rôle central pour l’harmonie de la vie sociale est indéniable, il va sans dire qu’elle ne saurait cependant être un carcan négateur de l’individu. La liberté entendue comme un agir sans contrainte avec, bien entendu, le souci ne pas nuire à autrui, chacun se souvient au moins de cette définition minimale. La culture n’est pas et ne doit pas être un instrument d’infantilisation, une sorte de retour à une impersonnalisation fondamentalement aliénante. Elle est d’abord un ensemble de pratiques héritées qu’il faut examiner rationnellement pour leur donner sens dans notre époque. La culture n’est pas un catalogue de réponses éternelles à toutes les questions qu’on se pose. Par conséquent, elle ne peut pas être une valeur dans l’absolu. C’est le sujet, parce que devenu autonome, qui pense la culture. Renoncer à ce devoir réflexion, c’est accepter paresseusement le confort du dogme. En brandissant le sort mythique de Sodome et Gomorrhe comme épouvantail, ainsi qu’Honorine Ngou théâtralise son opposition de la dernière heure au pouvoir qui a adopté cette loi, soit près de quatre années plus tard, on est tenté de répondre comme le prélat du roman Entre les eaux de Valentin Yves Moudimbe : « C’est encore un vice clérical : celui des yeux brulés d’angoisses métaphysiques artificiellement entretenues (…) celle des interrogations abstraites négligeant la vie journalière. On s’y dérobe. J’ai longtemps perdu mon temps avec des problèmes stériles dans leur luxe ».

Références :

Awondo, Patrick, Bouily, Emmanuelle et N’diaye, Marième. (2022) : Introduction au thème. Penser l’anti-genre en Afrique. Revue Politique africaine, Éditions Karthala, no 4, p. 5-24.

Éboussi Boulaga, Fabien (1981) : Christianisme sans fétiche. Révélation et domination. Paris, Éditions Présence Africaine, p. 28.

Finkielkraut, Alain (1987) : La défaite de la pensée, Paris, Éditions Gallimard, p.115.

Finkielkraut, Alain (1996) : L’humanité perdue. Essai sur le XXe siècle. Paris, Éditions du Seuil, p.41.

Habermas, Jürgen (1983) : Moralbewusstsein und kommunikatives Handeln, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag.

Mudimbe, V. Y. (1973) : Entre les eaux, Paris, Éditions Présence Africaine, p.17.

Nzinzi, Pierre (2004) : « L’éthologie de la différence » dans Thérèse Bellè Wanguè (ed.) : L’individuel et le collectif, Chennevières-Sur-Marne, Éditions Dianoïa, p. 45.

Towa, Marcien (1971) : Essai sur la problématique problématique philosophique dans l’Afrique actuelle. Yaoundé, Éditions CLE, p. 30.

Towa, Marcien (2011) : Identité et transcendance. Paris, Éditions L’Harmattan, p. 125.