Les démocrates gabonais et le régime militaire : le « pacte faustien » se précise ! . Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
Trois mois après la chute du régime d’Ali Bongo, les forces critiques du pays semblent partout en hibernation. En pensée, en parole, par action ou par omission ? Presque toutes les vigies de la société sont happées par les institutions de la transition dont elles sont devenues, malgré elles, les exégètes autorisés et parfois zélés. La réflexion passe dorénavant pour une simple lubie de personnes oisives. Le bon sens sauterait aux yeux, dit-on. De la société civile aux partis politiques de l’opposition (...)
Trois mois après la chute du régime d’Ali Bongo, les forces critiques du pays semblent partout en hibernation. En pensée, en parole, par action ou par omission ? Presque toutes les vigies de la société sont happées par les institutions de la transition dont elles sont devenues, malgré elles, les exégètes autorisés et parfois zélés. La réflexion passe dorénavant pour une simple lubie de personnes oisives. Le bon sens sauterait aux yeux, dit-on. De la société civile aux partis politiques de l’opposition qui, il y a quelques mois, appelaient encore au respect des droits humains et donc des libertés politiques, tous ces acteurs semblent soudainement avoir de curieuses mansuétudes vis-à-vis de méthodes autoritaires qu’ils ont condamnées dans l’absolu en août 2023. Sous un air faussement grave, on fait la surenchère sur ce qui aurait pu nous arriver si l’homme providentiel, dans son infinie bonté, n’avait pas décidé, disent-ils, de sauver le peuple. Ce narratif ne fabrique pas seulement une dette morale auprès des plus optimistes, il révèle surtout une réalité qui n’est même plus évoquée : le peuple n’est pas le souverain. Tel un valet de chambre qui ne voit le grand homme que dans ce qu’il a de plus anecdotique (Hegel), on est comme englué dans une fatuité qui réduit la critique à la conspiration. Que la transition politique gabonaise repose sur la bonne foi d’un seul homme, c’est dans l’ordre des choses au Gabon. Tout porte à croire que l’attitude critique vis-à-vis du pouvoir n’aura été qu’un simple concours de circonstances. Car, à ce jour, on peut difficilement démontrer que les luttes politiques gabonaises soient sous-tendues par des principes démocratiques. Pour de nombreux Gabonais, le PDG n’a pas été contesté pour son mode autoritaire de gouvernement, mais pour n’avoir pas appliqué certaines logiques transactionnelles qui avaient permis la confiscation du pouvoir par une minorité.
Entre principes sacrifiés et apologie de l’action comme fin en soi
Si on en croit ce qui remonte à la surface des réseaux sociaux, même la simple évocation du terme « démocratie » irrite de plus en plus de Gabonais en cette période de transition. Parler du retour à un pouvoir civil par une élection démocratique sonne, pour certains, comme un crime de lèse-majesté. Quand des syndicalistes sont embastillés et rasés pour les humilier, d’autres trouvent des contorsions intellectuelles pour expliquer le bien-fondé de la criminalisation de l’activité syndicale. Quand des Gabonais passent de vie à trépas à la suite des coups d’agents des forces de l’ordre, d’autres encore préfèrent voir le signe d’un complot contre la transition. Même des simples manifestations de populations à Tchibanga ou de simples problèmes de routes endommagées par des pluies sont perçus comme des conspirations contre le nouveau messie, quand ils ne sont pas interprétés comme des mauvais sorts. Ainsi certains invitent-ils, de bonne foi, leurs compatriotes à « beaucoup prier pour Oligui Nguema ». Selon certains éditorialistes de la rue, il est de plus en plus question de « mettre la société au pas » parce que les militaires auraient, disent-ils, la rigueur et la discipline nécessaires pour redresser le pays.
En septembre 2023, on pouvait voir des profiles divers dans des médias publics (universitaires, représentants de partis politiques, syndicalistes, etc.). Depuis le moins d’octobre, les médias publics sont redevenus de services de communication des institutions en place. Le devoir d’informer se réduit à rapporter l’activité du Président de la transition et celle de son gouvernement. Parallèlement à cela, des effigies du chef de l’État jonchent les panneaux publicitaires des villes du pays. Tous les instruments de propagande du régime déchu sont réactivés, consolidant l’asservissement et asséchant l’esprit du souci de vérité, de liberté, de justice, etc. Quelle ironie ! Cela dit, comment dépasser la bonne foi circonstancielle digne de voleurs qui seraient de partager un butin ?
L’agenda populaire appelant à chasser le PDG est pourtant clair dans sa divergence manifeste avec certains actes posés par les autorités de la transition. Le 4 septembre 2023 déjà, le Général de Brigade Oligui Nguema prêtait serment en qualité de Président de Transition. Ce jour-là, les Gabonais avaient étonnamment vu des convives inattendus. Il s’agissait de figures influentes du régime d’Ali Bongo. Longeant la clôture du Palais de la Rénovation, ils avaient essuyé la huée de badauds venus nombreux saluer l’action des militaires. Il faut dire que, quelques heures avant, a été annoncée la prestation de serment devant une Cour constitutionnelle présidée Marie-Madeleine Mborantsuo. Cet épisode avait suscité controverse et interprétations diverses. Pour certains, la présence de PDGistes aux premières loges de la salle abritant cette cérémonie solennelle semait assurément la confusion. Pour d’autres, certainement les plus optimistes, ils y voyaient là une volonté de les humilier et l’humiliation ne semblait pas constituer un problème. Bien au contraire, ils ne boudaient pas leur plaisir. C’était une véritable Schadenfreude, comme le disent les Allemands. Au moment où des syndicalistes de la SEEG sont mis aux arrêts, humiliés publiquement, remplacés par d’autres sans la moindre assemblée générale et que de nombreux Gabonais se retrouvent défenseurs de ce mode arbitraire de gouvernement, on est en droit de se poser certaines questions. Comment expliquer que des contempteurs du PDG hier, justifient aujourd’hui l’amenuisement des libertés ? Le Gabon courait-il un danger libertarien ? À partir de quelle contorsion intellectuelle un démocrate convaincu peut-il se gausser de l’embastillement de syndicalistes ? Comment la société gabonaise est-elle arrivée à « écarter la norme et normaliser l’écart » (Hubert Mono Ndjana), c’est-à-dire normaliser la déviance qu’est la pratique de l’humiliation au quotidien et banaliser les inégalités sociales ?
La servitude volontaire
« Un militaire sans formation politique, idéologique est un criminel en puissance » : comment ne pas penser à cet aphorisme de Thomas Sankara en ce moment particulier de transition politique au Gabon ? Alors que l’agenda de la transition ne cesse de s’étendre chaque jour avec le consentement tacite d’un grand nombre de Gabonais, l’apologie de « l’action pour l’action » se précise, haranguant les foules, méprisant la critique. En effet, l’exigence intellectualiste et morale de Thomas Sankara pourrait s’appliquer mutatis mutandis à l’ensemble de la population gabonaise au regard des mansuétudes, des ambiguïtés, des accommodements incompréhensibles qu’on peut noter chez ceux qui hier disaient lutter contre Bongo au nom respect des droits humains. En si peu de temps, les défenseurs des droits humains s’accommodent du fait du prince. Beaucoup choisissent de ne pas déplaire au prince. Faisant tout reposer sur la bonne foi du dirigeant et oblitérant les rapports de force, cette posture ressemble de plus en plus à la légende germanique du Docteur Faust qui vendit son âme à Méphisto pour avoir une nouvelle jeunesse (Goethe). À propos de ce type de calcul politicien, le jeune Étienne de la Boétie nous enseigne que « (…) les favoris d’un tyran ne peuvent jamais compter sur lui parce qu’ils lui ont eux-mêmes appris qu’il peut tout, qu’aucun droit ni devoir ne l’oblige, qu’il est habitué à n’avoir pour raison que sa volonté, qu’il n’a pas d’égal et qu’il est le maître de tous ».
De Discours de la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie, nous avons tendance à ne retenir qu’une naïve forme de souveraineté de l’homme d’après laquelle celui-ci se contenterait simplement de ne plus obéir pour être libre, une sorte d’épiphanie de la conscience du sujet, un surgissement sans condition historique. Cette lecture partielle élude en effet ce qui semble en constituer l’essentiel, à savoir la condition socio-culturelle dans laquelle apparait la volonté d’être libre, l’aspiration à la liberté étant aussi une affaire d’éducation. De la Boétie estime, à juste titre, que « les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance ». La servitude volontaire se constitue donc dans un habitus, c’est-à-dire des principes suivant lesquels les individus socialisés perçoivent, agissent et justifient les choses. La transition gabonaise n’infirme assurément pas cette thèse, dans la mesure où une partie importante du peuple se satisfait de la transaction qui l’a réduit à implorer la clémence du chef, à se contenter de la générosité du patron. La mise en question de cette logique de subordination n’est que très rarement tolérée dans l’espace public. Le dirigeant sert le peuple comme un mécène. Rien ne l’oblige et, au nom d’un pragmatisme appauvri et parfois par simple lâcheté politique, on s’interdit de poser l’épineuse question : qui est le souverain ?