L’affaire de la dot : entre juridisme anhistorique et féminisme de slogans. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
Le sens d’un État juste c’est aussi de ne jamais considérer la population soumise à son autorité comme un moyen. L’affaire de la dot-là nous sert de pierre de touche pour essayer de dépasser la fausse dichotomie établie entre pratiques sociales (Antigone) et droit (Créon, mais Socrate aussi)
Ces derniers jours, a surgi sur la toile un élément vidéo montrant un magistrat gabonais rappelant, d’un ton comminatoire, la loi de 1963 pénalisant la pratique de la dot au Gabon. Cette loi est bien connue des (...)
Ces derniers jours, a surgi sur la toile un élément vidéo montrant un magistrat gabonais rappelant, d’un ton comminatoire, la loi de 1963 pénalisant la pratique de la dot au Gabon. Cette loi est bien connue des observateurs avisés de la chose juridique au Gabon, et ce, surtout pour son inapplication. Alors qu’on croyait sortir d’une certaine logique anhistorique en matière de production du droit au Gabon, notamment à travers des projets de loi comme celui visant à légaliser le mariage dit coutumier, ce coup de semonce de l’ancienne procureure de la république remet au goût du jour le problème générique des sociétés postcoloniales dans leurs rapports à un État qui prend la « mission civilisatrice » trop au sérieux. Après cette charge digne d’un discours missionnaire de l’époque coloniale, on ne peut ne pas s’interroger sur le statut de la philosophie, celui de l’histoire et de l’anthropologie dans la formation des praticiens du droit au Gabon, parce qu’il s’agit quand même de ce qui passe pour être l’élite sous nos cieux. Bref. Revenons à ce qui nous occupe.
Le droit comme pratique Deus ex machina
Depuis au moins trente ans, le déploiement de l’État postcolonial cesse de plus en plus d’être envisagé comme un mimétisme qui impliquerait une traduction plus ou moins fidèle de cette denrée politique importée d’Occident par la magie de l’histoire coloniale. En effet, on lui a préféré une réalité beaucoup plus dynamique qui prend appui sur une conception d’après laquelle la réception de l’État hérité de l’histoire coloniale est un acte de resémantisation, un moment actif de production du sens. Si ce refus du fixisme essentialisant trouve toute sa pertinence à l’épreuve des dynamiques sociales constatées, il n’en demeure pas moins que les permanences, les continuités, les stabilités ne peuvent être rayées d’un trait de plume par la seule raison du principe. Pour cette raison, il est important de s’arrêter un temps sur la marque coloniale d’une certaine production.
Le législateur et certains praticiens du droit gabonais ont-ils vraiment compris que ce type de lois est fait pour les humains ? Au regard de la sortie qui sert de pierre de touche à ce propos, il serait difficile de répondre par l’affirmative. Mais pour quelle raison donc ? En raison d’un formalisme sans densité historique, d’un juridisme zélote et tellement narcissique qu’il a fini par prendre le droit pour une fin absolue et les humains qui composent la société comme moyen. Ce positivisme aliénant se présente avec clarté dans l’une des naïvetés les mieux partagées dans nos administrations : « les textes sont bons, mais c’est un problème d’application ». Tout le monde a déjà entendu ce refrain. Il va bien falloir commencer par arrêter cette chanson et « aller aux choses », c’est-à-dire vraiment s’intéresser à comprendre philosophiquement les déterminations essentielles de l’obéissance aux lois chez les humains. Disons les termes. Dans sa téléologie, la loi interdisant la dot au Gabon est une loi coloniale en sens qu’elle supprime le sentiment de situation, refuse que les sociétés s’assument comme des sujets historiques en posant l’émancipation comme absolu dénué de référents (Eboussi Boulaga 1981, p. 31). Il s’agit de prétendre paternellement émanciper les enfants du Gabon de la grande nuit du monde sauvage dans lequel des femmes seraient achetées malgré elles. Au terme d’une analyse des conditions requises pour contracter un mariage dans le sud Gabon, Georges Le Testu (1918, p.45) donnait déjà le ton :
Je ne crois pas qu’un seul instant d’hésitation soit permis. En cette matière comme en toute autre, plus même qu’en toute autre, nous avons l’obligation de faire œuvre d’éducateur, de promouvoir la réforme de mœurs avilies par les vicissitudes millénaires des races qui ont abouti au Gabon.
Au-delà de la dénonciation d’un certain zélotisme juridique, on peut quand même s’étonner qu’une telle loi n’ait toujours pas été l’objet d’une abrogation depuis lors. Cet événement laisse planer un doute sur la maitrise des finalités de certaines lois aussi bien chez le législateur que chez ceux qui sont censés les faire appliquer. Le rappel de ces procédures normatives participe d’une logique de « commandement ». La figure de l’obéissance et de la domination en colonie repose, comme l’explique Achille Mbembe (2000, p. 52), sur l’affirmation d’après laquelle l’État n’a aucune dette sociale vis-à-vis du colonisé et ce dernier ne dispose de créance sur l’État que celle que, dans sa bonté, l’État consent à lui octroyer et qu’il réserve, par ailleurs, le droit de lui retirer à tout moment. L’État postcolonial et son corps d’agents ne supportent visiblement pas ces espaces de « légitimité latérales » très fédératrices. Pour ce faire, affirmer le commandement, c’est donc mettre les gens en demeure de satisfaire à obligations dont le but est de se convaincre qu’on contrôle tout. L’entreprise coloniale est d’abord une mise en œuvre d’un droit (que l’on ne négocie pas, mais que l’on s’arroge) sur les hommes et les choses. La sortie de Madame Ouwé remplit parfaitement les conditions pour être perçue comme une affirmation du commandement dans son sens le plus colonial.
Du volontarisme féministe et ses impensés
En raison des anciennes fonctions de Madame Ouwé, le débat consécutif à cette sortie sur la dot au Gabon a trop vite fait l’économie de l’instance d’énonciation à partir de laquelle Madame Ouwé a rappelé la loi. Quand on connait le pouvoir structurant des lieux d’énonciation, il n’est pas inutile de préciser qu’il s’agit aussi et surtout de la présidente d’une plateforme associative appelée « Salon de femmes ». À ce titre, il n’est pas inintéressant d’examiner la proposition féministe qui sous-tend ce rappel d’une loi, pourtant notoirement reconnue pour n’avoir aucun impact sur la société gabonaise. En effet, la motivation essentielle de cette sortie prend, nous semble-t-il, appui sur une volonté de parvenir à une égalité de droit entre les hommes et les femmes au Gabon. Cet objectif permet d’expliquer le rapport qu’un certain féminisme peut avoir vis-à-vis de la dot, c’est-à-dire la critique qui fait de la dot un acte d’achat de la femme. Cela suffit pour la classer parmi les activistes du féminisme au Gabon. Quoique l’objectif d’égalité de droit affiché soit louable en principe, il faut cependant noter que, dans la réalité sociale, ce principe n’a de sens que s’il s’articule à la liberté des sujets de droit. Et c’est peut-être à ce niveau que se situe l’angle mort de ce volontarisme. L’égalité tant promue n’est élévatrice que si elle s’abstient de faire l’économie de la liberté parce qu’elle ne se sous-traite pas, même pas au nom d’une compréhension systémique d’un dysfonctionnement et toutes les tentations totalisantes qui peuvent en découler. Pour ne pas tomber dans une caricature qui ferait du sujet une instance dénuée de déterminations extérieures susceptibles de le corrompre, comme l’idéal cartésien d’une conscience à l’abri du malin génie a pu le laisser penser, rappelons quelques inflexions de la philosophe Hourya Bentouhami (2019, p. 45) dans son analyse féministe des sociétés marronnes :
(…) un féminisme marron est proprement un mouvement de libération des femmes qui ne se réduit pas à leur seul affranchissement. Le féminisme est ainsi repensé à partir de la communauté, à distance d’un féminisme individualiste qui a situé son discours historique dans le cadre du schéma de la propriété avec une interprétation biaisée de « mon corps, ma propriété »
. En effet, la résistance à l’appropriation collective des femmes a eu tendance à prendre la forme d’une liberté individuelle comme propriété privée. Un certain féminisme juridique – et en partie victimaire – s’est pris au piège d’une émancipation vis-à-vis de l’appropriation collective.
Cette relocalisation collective de l’objectif d’émancipation qui marque les féminismes a le mérite de nous sortir d’une comptabilité des droits qui oppose, de manière essentielle, les rapports entre hommes et ses femmes. De plus, la lecture marchande de la pratique de la dot procède d’un manque de nuance qui conduit à assimiler la déviance à la règle. Cela est, dans une certaine mesure, une extrapolation d’une certaine critique qui voit tout par le biais du marchand, empêchant ainsi de saisir les déterminations symboliques qui lui sont extérieures. Dans le contexte postcolonial du Gabon, il y a encore trop de naïvetés par rapport au reliquat de l’histoire ce qu’il faudra penser à des Régimes d’historicité (François Hartog 2003). Avec l’histoire qui est la nôtre, il n’est pas d’une grande habileté tactique de brandir l’émancipation, sans tenir de compte de la réalité des représentations par rapport au passé. Pour les tenants du fameux syntagme « force reste à la loi », il faut peut rappeler que les imaginaires sociaux ne sont pas ses illusions qu’on croit. Il s’agit de véritables pôles de convergence à partir desquels les sociétés s’instituent historiquement. L’État – garantie de liberté – devrait pouvoir l’entendre, sinon il court le risque de n’être qu’un instrument d’asservissement.
L’État gagnerait à être libéral en la matière.
En somme, l’État doit assumer l’histoire des sociétés sous son administration. Cela suppose de rompre avec les visions hégéliennes de l’histoire en interrogeant son héritage sans honte de la production du passé, en essayant de la comprendre et lui donner sens par rapport aux enjeux de notre époque. Cela n’est possible que par une conception libérale dans laquelle liberté est donnée, à tous les couples qui le souhaitent, de pratiquement le versement de la dot ou non, l’enjeu étant celui d’éviter de pénaliser des actes qui ne causent aucun tort à la société dans la mesure où il s’agit d’une règle consentie par les intéressés. Comme indiqué ci-dessus, cette polémique est en partie la conséquence de l’arrogance de l’État moderne telle qu’elle s’est appliquée aux africains par le colonialisme.
Références :
Betouhami, Hourya (2019) : Notes pour un féminisme marron. Du corps-doublure au corps propre. In : Mbembe, Achille & Sarr, Felwine : Politique des temps. Imaginer les devenirs africains. Paris : Éditions Philippe Rey/ Jimsaan.
Eboussi Boulaga, Fabien. Christianisme sans fétiche : révélation et domination. Paris : Éditions Présence Africaine, 1981.
Hartog, François (2003) : Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps. Paris : Éditions Du Seuil.
Le Testu, Georges. Notes sur les coutumes Bapounou, dans la circonscription de la Nyanga. Caen : Éditions J. Haulard La Brière, 1918.
Mbembé, Achille. De la postcolonie : essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Paris : Éditions KARTHALA, 2000.