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Christian Kérangall : "Mémoires en noir et blanc" et gloses ethnographiques à partir du comptoir !
Publié le : 7 juillet 2022 à 08h56min | Mis à jour : Juillet 2022
Christian Kérangall :

Christian Kérangall : "Mémoires en noir et blanc" et gloses ethnographiques à partir du comptoir !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

« En Afrique, les hommes n’ont pas la même notion ni du temps ni de l’argent ni de l’urgence » (p. 85) « Bantou, il a respecté scrupuleusement la hiérarchie des aînés en Afrique. Cela paraît incompréhensible pour des Occidentaux » (p. 173)
Ce propos est un commentaire de quelques gloses ethnographiques tirées du livre Mémoires en noir et Blanc de Christian Kérangall. L’entretien accordé au quotidien L’UNION du 31/05/2022 consécutivement à sa parution semble avoir volé la vedette au livre lui-même tant la (...)


« En Afrique, les hommes n’ont pas la même notion ni du temps ni de l’argent ni de l’urgence » (p. 85)
« Bantou, il a respecté scrupuleusement la hiérarchie des aînés en Afrique. Cela paraît incompréhensible pour des Occidentaux  » (p. 173)

Ce propos est un commentaire de quelques gloses ethnographiques tirées du livre Mémoires en noir et Blanc de Christian Kérangall. L’entretien accordé au quotidien L’UNION du 31/05/2022 consécutivement à sa parution semble avoir volé la vedette au livre lui-même tant la presse gabonaise semble s’être arrêté à cette entrevue. Or, les opinions politiques exprimées par l’auteur gagneraient en signification si, en plus des déclarations tenues lors de cet entretien, on prenait véritablement au sérieux les mémoires de celui qui se présente comme « l’homme le plus libre du Gabon ». Au-delà de la biographie d’un homme et du témoignage politique et historique, ce livre recueille d’innombrables platitudes culturalistes qui prennent un sens particulièrement politique quand elles servent d’explication à des dysfonctionnements politiques.
Parce que Mémoires en noir et blanc semble trop souvent se présenter comme une répétition de dogmes économiques s’ajustant à la fortune de Christian Kérangall, il ne serait pas du tout excessif de l’associer à la production du comptoir telle que l’Histoire nous la livre. Arrivé au Gabon vingt ans après les Indépendances octroyées, cet agent comptable devenu homme d’affaire prospère apparait d’abord comme une excroissance du comptoir, avec tout le sens que cette notion a pris dans l’Histoire moderne. Pour l’historien Alain Sinou, les comptoirs coloniaux sont en effet des entrepôts et des lieux de commerce, dont la durée de vie est liée au négoce. [1] En plus d’être le réceptacle des caravanes d’esclaves, cet temple de l’outrance marchande a aussi été un lieu de fabrication d’images et de fantasmes sur l’humanité du noire. Si notre auteur n’est certes pas du niveau d’un Paul du Chaillu ou Albert Schweitzer en matière d’essentialisme, mais son témoignage masque mal un paternalisme certain.

Culture et tradition - cache-sexe des rapports de pouvoir

De prime abord, la production ethnographique apparait chez Christian Kérangall comme une conséquence, une affaire secondaire, en ce sens qu’elle nait d’une tentative d’explication des échecs répétés de recettes économiques conçues pour le bien du Gabon. En dépit de la cinquantaine d’années passées au Gabon, Christian Kérangall croit encore à l’efficience d’un certain modèle économique qui a pris l’État postcolonial en otage, modèle suivant lequel l’État est invité à n’être qu’un assistant du monde marchand, et ce, dans l’espérance que le marché fasse l’égalité. Par ailleurs, cette croyance exige des procédures de normalisation. Si les ajustements structurels n’ont pas produit les résultats escomptés, c’est parce qu’il manquerait un autre ajustement. Celui-là, il devrait avoir lieu sur le terrain de la culture. Pour lui, le modèle est irréprochable, la tâche revient au Gabonais de s’adapter à la « civilisation » de l’économie libérale afin de sortir de la pauvreté humiliante. C’est ainsi qu’il propose une interprétation libérale de la famille gabonaise qu’il désigne sous le terme péjoratif de parentisme qui avilirait le fonctionnement normal de l’État et de l’entreprise économique privée. Pour donner corps à cette idée, il mobilise des exemples. Ainsi, Alors qu’il venait d’être nommé Président du Comité d’organisation de la Coupe d’Afrique des Nation, Christian Kérangall explique le refus du poste par un Gabonais en raison, selon lui, de la pression des solidarités familiales :
Je lui avais proposé d’être le patron haut-commissaire de cette CAN 2017 à ma place, et moi d’être son « doungourou » (aide de camp). Il a refusé pour des raisons contextuelles légitimes, que je ne partageais pas totalement, mais que je comprenais culturellement. Il savait qu’en tant que Noir, il deviendrait aussitôt la cible des pressions de ses congénères. (p. 79)
L’analyste poursuit son travail de description des difficultés inhérentes aux solidarités tribales sans jamais se poser la question du sujet, celle de sa sociologie de sa psychologie :
Mes responsabilités lors des deux CAN, de 2010 à 2017, l’équivalent d’un septennat, vont m’ouvrir les yeux sur les réalités du quotidien autour d’un président. Fort de ce que mon expérience des CAN m’a enseigné, si je jette un coup d’œil analytique et pédagogique dans le rétroviseur sur les quarante années avant 2010, soudain tout s’éclaire. Les blocages, les freins à l’émergence ont des causes culturelles. L’avidité pour le pouvoir, pour le miang (le pognon), le clanisme, l’ethnisme, les jeux compliqués des parentèles, les mousquetaires du chef qui se déchirent entre eux, les meutes de circonstances visant à neutraliser les patriotes par pure jalousie ou par principe, quitte à subir ensuite le même traitement, sont autant d’éléments destructeurs. Toute forme de pouvoir connaît de semblables turpitudes. En Afrique, cela revêt une dimension supplémentaire. Le mystique et le surnaturel brouillent l’analyse rationnelle des paramètres de nuisance. (p. 116 &117)

Cette présentation a la particularité d’imputer les impérities du régime gabonais à l’ensemble des Gabonais. Il faut faire des économies, même celle de la nuance. En bon libéral, Christian Kerangall choisit de socialiser les conséquences de déviances d’une minorité. A cela, il ajoute l’anecdote d’une femme gabonaise qui aurait démissionné de son travail de secrétaire, car, affirme-t-il, elle en avait marre que l’essentiel de son revenu mensuel finisse dans des solidarités familiales. Pour enfoncer le clou, il évoque également les superstitions qui conduisent à l’exclusion de personnes portant un handicap, non sans se présenter comme l’éclairé dont l’épouse a financé les études d’une de ces victimes des comportements moyenâgeux des noirs du Gabon. Mises bout à bout, toutes ces petites histoires servent à appuyer l’idée d’après laquelle beaucoup de freins à l’émergence du Gabon sont d’ordre culturel. Enracinés dans des croyances, des pratiques, des modes de vie ancestraux de la nation gabonaise, et plus largement de toutes sociétés africaines. (…) aucune classe de la société n’est épargnée par cette gangrène du parentisme. (p. 120) C’est à partir de ce culturalisme qu’il lance l’appel à l’ajustement des comportements. Le sort actuel du Gabon serait le fait de ses traditions. Cette assertion est un exemple typique du phénomène sociale qu’Éric Hobsbawm a appelé « l’invention de la tradition ». Ainsi sont renvoyées à la tradition toutes les pratiques sociales ne répondant aux normes de notre époque. Loin d’être le résultat du pouvoir structurant d’une ignorance, il s’agit avant tout d’une idéologie assumée. Pour s’en convaincre, il suffit de voir le sens plus qu’ambigu qu’il donne à la colonisation :
Les explorateurs, les missionnaires, la colonisation, la coopération, les indépendances, les guerres mondiales, l’affrontement Est-Ouest, l’effondrement du mur de Berlin, le discours de La Baule, la démocratie sont les temps forts de cette histoire commune. Les quelques profiteurs de la situation, les opportunistes et affairistes de tous bords ne sont que des boutons d’acné sur le visage de notre Histoire. (p. 216)
On n’est pas très loin des fantasmes de « la colonisation, un mal nécessaire » ou « des bienfaits de la colonisation ».

Le noir et le blanc : représentations et domination sociale

Le livre Mémoires en noir et blanc est aussi très symptomatique de la conscience qu’a l’être blanc des représentations collectives du blanc dans une société postcoloniale. En dépit de cela, Christian Kérangall ne remet jamais en cause le privilège blanc dont il est le bénéficiaire, c’est-à-dire ces "préjugés positifs" dont l’être blanc est souvent l’objet dans les sociétés marquées par le colonialisme. Bien au contraire, il individualise les conditions de la réussite en se présentant comme un jeune de conditions modeste parti de rien et qui a finalement fait fortune au Gabon. C’est de cette success story que vient le didactisme affiché, celui de vouloir transmettre la recette magique. Or, il n’y a pas de magie. Il a certainement du mérite, mais considérant la colonisation des imaginaires, il faut également reconnaitre qu’être blanc, quelle que soit la classe sociale, est objectivement un privilégié dans le Gabon des années 1970.
En 1998, s’ouvre le second épisode de cette saga. Elle s’achèvera en 2009, à la mort d’Omar. Pour répondre à nos attentes, ou plutôt à sa vision, Omar nomme ministre des Finances Émile Doumba, le patron des patrons de l’époque. Mieux ! Il souhaite que ce dernier soit remplacé à la tête du patronat par un « Blanc », dans l’optique de protéger l’économie des joutes politiques présentes et à venir. Le poste m’est proposé, je ne peux l’accepter compte tenu de l’ampleur de la charge et de mes autres activités. Mais je m’engage à soutenir et épauler celui qui sera retenu. Ce qui fut fait. (p. 114)
La neutralité et la compétence sont ici associées à la figure du blanc. Christian Kerangall n’affiche aucunement l’ambition de lutter contre ces idées reçues. Il en profite. Cela a un effet qui consiste à culturaliser le conflit social pour mieux le nier, comme l’illustre la mise en veilleuse autoritaire de la revendication sociale relatée ci-dessous :
François Ambourouet, jeune ingénieur gabonais, est nommé directeur général de notre industrie REGABON. Un homme bien, de bonne éducation, d’excellente formation. Un jour, il m’appelle pour un mouvement social dans l’entreprise qu’il ne pouvait régler car, pour ses détracteurs, lui - même était le problème. Nous avions nommé un Noir directeur de la société alors que nos autres sociétés étaient dirigées par des « coopérants » (traduction : des Blancs). Mon sang n’a fait qu’un tour. Face aux grévistes, je déclare : « On garde votre directeur, ceux qui veulent partir partent ». Le travail a repris. C’était un homme juste qui n’acceptait aucun compromis. Il connaissait parfaitement les raisons qui auraient pu le mettre en situation de faiblesse. Il est resté avec nous jusqu’à sa retraite. Une belle leçon pour ceux qui ne voulaient pas de son intransigeance. Intransigeance acceptée quand elle vient d’un Blanc. (p. 119)
Le problème immédiat semble celui de l’intransigeance, mais la congruence des référents patron et blanc permet à Christian Kerangall de choisir une lecture racialiste qui donne bonne conscience et surtout permet de taire le caractère social de la revendication des travailleurs. Si la motivation est à première vue louable dans la mesure où elle consiste à faire accepter un noir comme patron au même titre qu’un blanc, l’imaginaire du blanc est toutefois ici mobilisé comme instrument confirmant l’exploitation de l’intransigeance dont le blanc est devenu la figure archétypique. Partant de cela, on peut considérer qu’est ici mise en cause la domination sociale que les représentations nées de l’histoire ont fini par rendre identique au blanc.

Au terme de cette lecture, l’argument culturel apparait comme un instrument de justification des normes de domination dans la mesure où, en raison de certains essentialismes, il oblitère la possibilité d’une analyse de certaines conditions objectivement profitables à certains groupes sociologiques. La question que Christian Kérangall, le bantu blanc comme il se présente, devrait se poser est celle de savoir à qui profite le phénomène qu’il appelle parentisme. Au lieu de cela, il choisit de déclamer une autre idée reçue d’après laquelle il n’y aurait pas d’idéologies dans les sociétés africaines. Cette idée repose sur l’absence de reconnaissance des idéologies ont marqué l’histoire politique des pays du Nord. Parce que cette ethnographie spontanée manque d’assise historique et en dépit de ces cinquante années passées au Gabon, Christian Kérangall ne saisit toujours pas la dimension stratégique de l’énonciation de la tradition dans les enjeux de pouvoir. La tradition est ainsi utilisée comme une source de légitimation du statut quo.