L’alternative « Majorité / Opposition » ou la tyrannie d’une dialectique sans synthèse !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
Est-il raisonnable de structurer la vie politique suivant l’alternative exclusive « Majorité/Opposition » alors que la loi fondamentale garantit le pluralisme politique intégral ? Selon le Ministère de l’intérieur, l’opposition gabonaise se serait rendue coupable d’un désaccord l’empêchant de fournir une liste consensuelle de représentants de son camp, aussi bien pour la composition du comité ad hoc devant désigner les membres du CGE que pour la délégation devant la représenter à la concertation politique (...)
Est-il raisonnable de structurer la vie politique suivant l’alternative exclusive « Majorité/Opposition » alors que la loi fondamentale garantit le pluralisme politique intégral ? Selon le Ministère de l’intérieur, l’opposition gabonaise se serait rendue coupable d’un désaccord l’empêchant de fournir une liste consensuelle de représentants de son camp, aussi bien pour la composition du comité ad hoc devant désigner les membres du CGE que pour la délégation devant la représenter à la concertation politique initiée par Ali Bongo. De ce fait politique, le journaliste Kombile Moussavou du quotidien L’Union tire un enseignement particulièrement spécieux qui est, cependant, partagé par certains :
« Les opposants, forts de leur appartenance aux différentes composantes de leur bord politique, ont fait étalage, une fois de plus, de leurs antagonismes et de leurs contradictions. En faisant parvenir des listes éparses au ministre d’État, ministre de l’Intérieur, Lambert-Noël Matha. De l’avis de plusieurs observateurs, cette situation était prévisible. (…) Un spectacle à la limite de la désolation se situant dans le prolongement de celui qu’elle avait déjà livré lors de la désignation de ses représentants au sein de la Commission ad hoc et du Collège spécial, en vue du renouvellement du bureau du Centre gabonais des élections (CGE). Et dire que pour éviter toute forme de blocage, les deux parties ont revu à la hausse le nombre de leurs délégués. »
Dans un monde idéal, dans lequel l’administration jouirait d’un certain sens de la neutralité, cette affaire des modalités d’organisation des élections serait reléguée à sa pure expression technicienne et instrumentale. Sans doute les conséquences ne seraient-elles pas directement aussi influentes sur le choix des représentants. Cela dit, l’expérience de gestion patrimoniale des affaires de l’État a fini par produire une défiance raisonnable vis-à-vis des acteurs en charge de l’administration. En effet, cela s’explique en partie par ce que Jean-François Médard (1993) a appelé l’État néopatrimonial, concept d’après lequel la réalité de 1’Etat se manifeste d’abord comme un site du pouvoir de distribution de ressources rares, un site au sein duquel chacun exploite sa position publique comme une prébende. Renforcées par l’arbitraire du pouvoir discrétionnaire, les fonctions objectives et effectives des agents publics deviennent ainsi des lieux de dépendance à l’autorité de nomination. En raison de cette désinstitutionalisation de l’administration d’État, on ne peut pas, si on est de bonne foi, se limiter à une lecture formaliste de la situation pour reprocher à des partis de ne pas partager les mêmes convictions. Les possibilités d’une indépendance de l’administration vis-à-vis de la personne du chef entamées, ce phénomène a conduit à une relative intégration des partis politiques à l’organisation des élections. Le souci de crédibilité sur lequel se fonde cette évolution organisationnelle est louable en principe. Dans les faits, les modalités d’application adoptées ont produit d’autres problèmes. Car, en concevant le champ politique comme deux pôles essentiels, la participation à l’organisation des élections contraint les acteurs politiques à se ranger derrière ce qui est innocemment appelé « listes consensuelles ». Au-delà de la dissémination de réflexes unanimistes qui lui sont inhérents, ce dispositif manichéen est surtout antithétique au principe pluraliste de la constitution qui, en son article 3, dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce directement, par le référendum ou par l’élection, selon le principe de la démocratie pluraliste, et indirectement par les institutions ».
Les tenants du statu quo s’empresseront, on peut l’anticiper, de relativiser cette critique en considérant que le principe constitutionnel de pluralisme serait déjà garanti par le grand nombre de candidatures et que cet esprit pluraliste ne concernerait pas les entités chargées d’organiser les élections. Une telle distinction fait l’impasse sur le respect de la diversité politique en définissant a priori une alternative mutilante. Quoiqu’il en soit, le problème politique posé est celui de la représentation. Le terme « représentant de l’opposition » n’est pas vraiment saisi avec les conséquences conceptuelles qu’il implique. Qu’est-ce qu’un représentant ? L’idée de représentant suppose une relation nécessaire qui implique que des modes déterminés de chaque participant à la relation soient imputés à tous les participants. Autrement dit, « l’action de participants déterminés (représentants) est imputée aux autres participants (représentés) ». Cette solidarité mécanique entre représentants et représentés rend impossible une représentation véritable de la diversité politique de l’opposition au sein des organes en charge des élections. Par opposition politique, on devrait entendre un ensemble de forces politiques qui réfutent la politique du gouvernement. Si ces forces politiques ont en commun de ne pas être d’accord avec la politique du pouvoir en place, les idées qui sous-tendent ce désaccord et les solutions proposées les différencient les unes des autres. Par conséquent, il n’est pas raisonnable d’attendre un consensus entre des formations politiques qui, bien qu’ayant en commun d’appeler au changement politique, n’ont visiblement pas la même vision du pays. Faire l’économie des implications de ce concept mène indubitablement à toutes les conclusions hâtives qu’on a pu entendre. Que le pouvoir saute sur l’occasion à bras raccourci, c’est parfaitement son rôle. En revanche, l’effort d’élucidation critique est une tâche qui incombe aux forces de l’opposition. Tout le monde voudrait bien croire que ces outils démocratiques ne sont qu’un processus qui se déroule inéluctablement, processus qui n’appellerait qu’à des améliorations techniques pour être optimal et crédible. Mais, que penser de la dimension morale de ses errements, trop peu souvent évoquée ?
« Nous sommes une jeune démocratie » : quid de la responsabilité morale de Peter Pan ?
De nombreux commentateurs de la vie politique africaine ont longtemps expliqué l’immobilisme des régimes politiques par l’argument du déficit de maturation. Inscrivant leurs destins dans la temporalité de la modernité européenne, les régimes postcoloniaux africains ont même demandé du temps afin que les peuples apprennent à contempler la lumière démocratique en soi. A cet égard, le projet Rassemblement Social-démocrate gabonais (RSDG) d’Omar Bongo en 1990 peut en faire foi. Ce didactisme politique passe, disent-ils, par un « changement de mentalité », c’est-à-dire la déclinaison culturelle des fameux ajustements structurels. Relativisant ce que ces défenseurs appellent pudiquement des imperfections, la permanence de ce paternalisme politique a fini par prendre la forme d’un essentialisme culturel d’après lequel, pour des raisons fondamentalement culturelles, les Africains seraient incapables d’assumer l’autonomie du sujet citoyen.
En déclarant l’immobilisme comme manifestation d’un choix populaire, la diversité des intérêts politiques (organisés ou pas) se trouve anéantie par cette totalitarisation des aspirations et pratiques politiques, rendant ainsi les opinions des classes dirigeantes consubstantielles à celles des peuples. Les sources morales de ce phénomène ne sont que rarement prises en compte. Pourtant, il s’agit aussi d’une question morale dans la mesure où il est question d’un rapport à la vérité entendue comme correspondance du discours au réel. Lorsqu’on bidouille des résultats d’une élection, il ne s’agit pas d’une incompétence qu’on espérerait corriger par des formations sur la démocratie ou d’un déficit technique qui trouverait solution dans des mythologies comme « le transfert des technologies ». Le salut est aussi au prix de cette prise de conscience.
Références :
L’UNION : « Concertation politique : l’opposition encore en désaccord » https://www.union.sonapresse.com/gabon-politique/concertation-politique-lopposition-encore-en-desaccord-26106 consulté le 20.02.2023
Médard, Jean-François (1990) : « L’État patrimonialisé ». In : revue Politique africaine. No 39, Paris : Éditions Karthala, pp. 27-28
Weber, Max (2016) : Concepts fondamentaux de sociologie. Textes choisis, traduits de l’allemand et introduits par Jean Pierre Grossein. Paris : Éditions Gallimard, p. 150.