Nature, tourisme petit-bourgeois et domination . Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
Il y a deux mois environ, un concours national de photographie voyait le jour. Relayé par le concept #AmazingGabon, on aurait pu naïvement penser que soient aussi présentées des images de personnes ou celles de leurs habitations parce que, faut-il le rappeler, ce sont des êtres humains qui y vivent. Or, presque l’ensemble des photographies présentait le Gabon sous le signe de la vie sauvage. De plus, lorsqu’il s’agit du Gabon, certains espaces numériques, particulièrement ceux œuvrant pour le fameux (...)
Cette esthétique romantique de la nature est d’abord, semble-t-il, le fait d’une certaine catégorie sociale matériellement privilégiée, pour laquelle, par-delà les enjeux climatiques planétaires, la nature apparait immédiatement comme un espace de loisirs. En raison de son lieu d’habitation, cette nature tant fantasmée n’est pas directement une condition de sa survie, puisque son pouvoir d’achat lui permet, pour l’instant, d’acheter des produits importés du monde entier. Selon les données de la direction générale de la statistique, la population gabonaise est essentiellement urbaine (87 %) et concentrée sur 1,1 % seulement du territoire national. Le milieu rural est presque vide (désert rural). [1] Il ne serait pas juste d’imputer une charge à une urbanité difficile à définir du fait de son caractère composite. Quand on connait la misère humiliante des mapanes qu’abrite Libreville aujourd’hui, on peut ne pas relativiser l’opposition entre ville et village. Pour cette raison, il convient de dire qu’il s’agit d’un petit groupe de personnes aisées habitant la ville qui a fait du voyeurisme, qui consiste à observer des gorilles ou des éléphants, une marque de civilité. Dans ce contexte de domination des imaginaires, ne pas souscrire à cette idée de la nature fait de vous un philistin. C’est la distinction, auraient dit les sociologues du gout.
Parallèlement à cela, il existe un monde rural gabonais doublement mis en minorité. D’une part, ce groupe est une minorité d’un point de vue strictement numérique et cela a des incidences sur certains investissements. D’autre part, il l’est aussi sur le plan du revenu et du symbolique. Pour le milieu rural, la nature est une ressource pour la survie. La comptabilité des espèces et l’écotourisme apparaissent comme des activités de privilégiés. Le discours des pouvoirs publics demeure cependant fidèle à des approches de la nature dont les certitudes condamnent la situation historique à un statut folklorique. Ceci a une traduction. En effet, l’opinion gabonaise s’est habituée à voir des médias diffuser des images d’individus arrêtés par des forces de l’ordre sous le motif du braconnage. S’il est vrai que les pratiques et finalités de la chasse ont considérablement évolué depuis que la majorité de la population a quitté son foyer historique du village, il n’en demeure pas moins que le discours de la puissance publique, comme dans beaucoup d’autres domaines, s’émancipent encore trop souvent de l’institution sociale quand elle ne la méprise en lui déniant sa validité, sa légitimité, sa raison d’être. Ainsi a-t-on pu voir, dans une vidéo amateur devenue virale, une agricultrice de Gamba interpeler l’État en exposant les dangers d’une conservation de la nature post-anthropocentrique. En 2016 à Pola, un quartier de Tchibanga, trois hommes d’une trentaine d’années furent mis aux arrêts par la police judiciaire pour détention illégale de peaux de panthères et civettes. Il ne serait pas inutile de rappeler que la peau de ces espèces constitue l’un des éléments essentiels des costumes utilisés dans la pratique de plusieurs rites initiatiques au Gabon. En mai 2021, Mekambo fut le théâtre de ce qui a savamment été présenté comme le paroxysme du « conflit homme-faune ». Car, voulant protéger leurs cultures ravagées par des éléphants, des populations s’en prirent aux représentants de l’État. C’est ainsi que les plus belles intentions écologiques deviennent des facteurs de discriminations sociales. Au moment où l’univocité du discours sur la nature au Gabon se déploie comme une logique implacable, non par l’évidence de la justification publique de ses normes, mais par les manifestions découlant de certaines procédures de domination, il n’est pas inutile de s’interroger sur quelques déterminations structurant nos perceptions de la nature.
L’histoire, ça ne compte pas !
Dans un essai paru en 2020, L’invention du colonialisme vert, Guillaume Blanc analyse les lieux historiques de constitution de ce qu’il a appelé assez justement « le mythe de l’éden africain », donnant ainsi un écho critique au titre d’un documentaire de National geographic. En effet, la mise en parc de l’Afrique, estime-t-il, a d’abord lieu sur le terrain d’une dialectique essentialiste à travers laquelle s’opposent les notions de nature et de culture. C’est ainsi qu’il affirme :
Au début du XXe siècle, taxonomistes, zoologues et forestiers se font les soldats éclairés de l’effort colonial. Grace à leurs enquêtes, les pouvoirs européens peuvent classer les écosystèmes africains, délimiter des régions naturelles et maximiser leur exploitation. [2]
À propos du Gabon, Florence Bernault et Joseph Tonda soulignaient déjà le continuum d’une mise en scène du sauvage dans le projet environnemental du Gabon :
On parle de la côte urbaine et mondialisée comme d’une « zone de compression » tournée vers l’avenir mais contenant à grand peine la poussée régressive et archaïsante de figures de l’intérieur. Réapproprié par les Gabonais, ce schème émergea au XIX e siècle dans la littérature coloniale. Le Gabon fut et reste en effet un lieu de production majeur e de l’imaginaire impérial français. C’est au Gabon que Paul Du Chaillu rencontre en 1863 les premiers gorilles, une découverte qui va alimenter dans toute l’Europe des débats passionnés sur les origines de l’homme et, bien sûr, sur l’animalité des Africains. [3]
En dépit de ce contexte, la rhétorique naturaliste coloniale continue de marquer les discours sur l’environnement et le tourisme au Gabon. En février 2010, la 3e journée philosophique et sociale du Grand Séminaire spiritain Daniel Brottier avait pour thème « Repenser la relation Homme – milieu en Afrique ». Dans sa contribution, Innocent Nzémba, reprenant à son compte des propos de Adebayo Olukoshi, estimait que l’éloignement de l’Africain de la nature serait dû à son adoption de comportements étrangers parce qu’on lui aurait fait comprendre que sa façon de vivre est « sauvage », « barbare », « indigène » et « primitive ». [4] Cette position radicale s’inscrit inévitablement dans une exaltation romantique de la différence et de la condition native, qui voudrait naturaliser l’Africain en le déresponsabilisant de l’aliénation supposée dont il serait l’objet. [5] Cela dit, la juste critique d’une africanité voulue nativement pure n’est pas antithétique à l’idée de domination d’un groupe par un autre. Car, trop souvent, au nom d’une certaine efficience mue par un pragmatisme amoral, les injonctions de la civilisation hier et celles du développement aujourd’hui semblent avoir définitivement congédié la question du sens dans son rapport à la situation. Or, cette économie de la situation, faite au nom d’un bien public universel, n’est jamais sans répercussions sur ce qu’on croit être l’idée de la nature.
C’est donc peut-être le moment de rappeler que le colonialisme européen a d’abord été rendu possible par l’exotisme des aventuriers (récits de voyage, peintures, collection d’objets, etc.) et les recherches des naturalistes dont l’objectif au 18e et 19e siècles était la maitrise d’une nature fantasmée. Malgré sa passion pour la protection de l’environnement, Lee White appartient objectivement à cette tradition de pensée naturaliste de type africaniste. Certains ont vite compris le danger de la mythification d’un personnage qu’on présente comme le point d’origine de la protection de l’environnement au Gabon. Hier, on a eu Albert Schweitzer, « Le Grand Blanc de Lambaréné » qui « soignait même les chiens » (Bassek Bakobio & Maat Seigneur Lion). Aujourd’hui, on pourrait dire : Lee White, le naturaliste venu sauver des Éléphants en Afrique centrale menacés d’extinction par des peuplades avides de viande de brousse. Le billet paru sur le site de National geographic en 2016 confirme cette hypothèse, quoique saugrenue à première vue : « Real-life “Tarzan” Lee White is on a Mission to Protect Gabon’s Forest Elephants ». Dans The Times du 12 juin 2019, Jan Flanagan proclamait la mission du nouveau messie de l’environnement :« British biologist Lee White given cabinet post to save Gabon’s wildlife ». Ces deux titres ne prennent pas de gants pour affirmer paternellement l’esprit missionnaire de Lee White dans la jungle gabonaise.
En définitive, le discours sur la nature tel qu’il est déployé au Gabon porte les limites du volontarisme de ses certitudes dont le totalitarisme d’une rationalité omnisciente semble être la marque. L’opposition conceptuelle entre nature et culture a mis des territoires en parc pour pouvoir photographier un âge primitif fantasmé. Seulement, nous avons oublié que ces espaces constituent aussi des ressources de survie immédiate pour beaucoup de Gabonais. Il faudra par conséquent faire confiance aux paysans en les associant à la prise de décision. Cela ne signifie nullement l’organisation de campagnes d’information infantilisantes. Il s’agirait plutôt d’assumer une pluralité de rapports à la nature dont le trait d’union devrait être le refus de l’autodestruction, sans que cette ligne rouge ne mette cependant en danger le bien-être de ceux pour qui tout cela est pensé, afin de s’éviter les travers d’un naturalisme post-humaniste qui n’a que trop accentué les inégalités sociales.