Nicolas Normand (Auteur), Erik Orsenna de l’Académie française (Préfacier), Bernard Sullerot (Cartographe), Eyrolles 2022.. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
On ne peut plus négliger l’Afrique, car c’est là que se jouent la démographie et la croissance ou, sinon, les drames humanitaires et écologiques de demain. À rebours des idées reçues, cet ouvrage dresse un panorama complet de la réalité africaine, pour comprendre le présent et appréhender l’avenir. Il aborde successivement les questions de politique, d’économie et de culture, sans omettre les sujets d’actualité que sont le terrorisme, la pauvreté, l’aide au développement... Conçu par un ancien diplomate (...)
1. La pauvreté en Afrique subsaharienne est-elle une fatalité ?
Il existe à ce sujet deux discours : pour l’un (plus « structuraliste » ou plus « de
gauche »), cette pauvreté résulterait des injustices de l’histoire, des contraintes de la
géographie et de la « brutalité » de l’ordre économique mondial. Pour l’autre (plus
culturaliste et plus « de droite »), il n’y aurait guère de déterminisme et les difficultés
du continent seraient dues aux « choix » effectués par les Africains, individuellement
et collectivement. Aucune de ces explications globales ne paraît satisfaisante, même
si certains éléments d’analyse sont justes dans les deux.
Il y a bien des éléments de fatalité : géographiques (manque d’espèces
domesticables, mouche tsé-tsé empêchant l’élevage et les animaux de trait, maladies
parasitaires et autres non encore surmontées, et surtout enclavement avec 35 % des
populations vivant dans des pays enclavés) ; historiques, avec l’impact très
déstructurant de l’esclavage arabo-islamique et atlantique (dissémination des armes,
raids internes disloquant les États…) et le traumatisme encore plus sensible
aujourd’hui de la colonisation ayant créé différents types de contre-acculturation (cf.
infra). Ces éléments distinguent l’Afrique de l’Asie, sans traite esclavagiste marquée
et où les structures et cultures locales ont été mieux respectées par les colonisateurs.
Il existe aussi deux catégories d’éléments ne résultant pas de la fatalité, les uns sujets
à débat, les autres plus consensuels au niveau des sciences sociales. Parmi les
premiers : l’exploitation par les puissances étrangères et les théories tiers-mondistes
désormais désuètes après les émergences asiatiques, mais devenues
altermondialistes, le néocolonialisme flirtant avec les théories complotistes. La notion
de pillage est exacte à condition d’être précisée avec rigueur et circonscrite (elle
explique la pauvreté de certains États). La corruption est une cause qui est sujet à
débat (de nombreux pays corrompus se sont développés avec succès) : il faut
distinguer les différents types de corruption, toxiques ou non.
Les causes culturelles, bien étudiées par plusieurs auteurs africains, peuvent être
soutenues à condition d’éviter une série d’écueils : l’essentialisme et aussi leur
surévaluation. Elles relèvent de trois types (cf. infra, en 4., la question de
l’« ajustement culturel »).
Les causes institutionnelles sont très importantes et mieux analysées depuis les
travaux de Karl Popper et surtout de l’économiste Douglas North et ses suiveurs
(Acemoglu et Robinson). Elles distinguent les institutions ouvertes et inclusives,
favorables au développement à condition d’avoir aussi un contrôle de l’ensemble du
territoire (centralisation), des stratégies appropriées, et les institutions « extractives
» et fermées à un clan, une classe ou à une élite autoproclamée. L’évolution vers les
institutions ouvertes suppose en général des ruptures et une histoire plus longue
que celle des États postcoloniaux.
Enfin, les causes démographiques sont également importantes et distinguent aussi
les pays restés pauvres des autres. De ce point de vue, la démographie d’une majorité
des pays subsahariens, non encore entrée en transition, est défavorable au
développement. Ceci est aggravé par l’inadaptation des systèmes éducatifs, parfois
même en perdition (Sahel), bien que quelques pays africains (Kenya, Ghana...) aient
surmonté ce défi.
2. La politique en Afrique n’est-elle qu’un business ou permet-elle de gérer
l’intérêt collectif ?
L’État postcolonial importé fonctionne-t-il correctement ? Bertrand Badie soutient
que la greffe est rejetée, sans d’ailleurs proposer d’alternative véritable. L’État-nation
moderne est la synthèse d’une rationalité universelle et d’une expérience
européenne spécifique, mais il ne faut pas oublier que ce modèle a de nombreux
précédents non européens et africains. Cela étant, la situation actuelle majoritaire est
encore celle d’États hybrides intégrant normes modernes et éléments de sociologie
africaine : États encore fragiles souvent néo-patrimoniaux et à réseaux clientélistes
(la « politique du ventre »), créant un entre-deux propice à des dysfonctionnements.
L’Afrique serait-elle en voie de confirmer (pour cette seule région) la théorie de la
« fin de l’histoire » de Fukuyama ? En effet, contrairement à une tendance récente
constatée ailleurs, la démocratisation (et le libéralisme économique) ne cesse de
progresser sur le continent, même si elle demeure en peau de léopard. Il ne s’agit
pas d’une injonction externe mais d’un processus endogène de revendications et de
contestation des régimes autoritaires. On peut aussi trouver des racines anciennes
et locales de la démocratie.
Le « choc des civilisations » théorisé par Huntington affecte aussi le continent, mais
au sein même des pays avec la survenue de l’islam radical et, plus généralement,
avec une résurgence des sentiments identitaires et, chez certains intellectuels, du
« principe d’indigénéité » (cf. infra).
La construction des États de droit progresse néanmoins, tout en rencontrant de
nombreuses limites et résistances. La citoyenneté avance aussi, mais bute sur un
double obstacle : manque d’État pour de larges groupes sociaux (périphéries, cadets
sociaux, migrants) et clôture des élites sur elles-mêmes.
Les liens entre démocratie, développement et bonne gouvernance ne sont pas aussi
simples qu’on le prétend parfois, surtout avec la survenue des « néo-despotismes
éclairés » (Rwanda, Éthiopie) sur le modèle singapourien. Les injonctions de « bonne
gouvernance » ont aussi perdu de leur crédibilité, comme l’a théorisé
l’anglobangladeshi Mustak Khan : ce n’est pas un moyen de développement, mais un
résultat de ce dernier. En revanche, la criminalité économique prospère et mine des
régions entières (exploitations illégales des forêts, de la faune, des minerais,
drogues, faux médicaments, piraterie, trafics humains, flux financiers illicites). Elle est
un des symptômes de la fragilité des États pouvant aller jusqu’à la criminalisation de
la politique et la politisation des crimes.
3. L’Afrique est-elle malade de ses divisions (ethnies, castes, frontières) ?
Le concept d’ethnie est écartelé entre deux visions opposées et extrêmes : pure
élaboration coloniale (Coquery-Vidrovitch notamment) ou principe fondamental
(Lugan). Il souffre d’une paternité historico-raciste, d’une définition mouvante et n’est
pas une donnée figée. Balandier a montré le caractère dynamique et évolutif des
sociétés africaines interagissant avec les facteurs externes. Une analyse plus fine et
rationnelle des rapports sociaux est donc nécessaire. Cela étant, l’Afrique est
marquée par un fort multiculturalisme avec environ 2000 langues pour 48 États
subsahariens, soit un tiers des langues de la planète pour moins d’un cinquième de
la population mondiale et moins du quart des terres émergées. Dans chaque État, une
culture nationale apparaît nécessaire pour les citoyens partagés entre leur
communauté (naturelle, traditionnelle, objective) et leur société (historique, liée à
l’association de consentement ou à la division du travail). Cette culture nationale peut
s’articuler autour d’un récit réenchanté pour créer l’« âme et le principe spirituel »
de la nation ou, lorsque ce n’est pas possible (cas des frontières trop éloignées de
l’histoire précoloniale), autour du « patriotisme constitutionnel » théorisé par
Habermas.
Ce pluriculturalisme peut-il favoriser des conflits ? assiste-t-on à des identités
discriminées ? Le cas est rare sur la durée, hors Rwanda et Burundi (pourtant des
États anciens aux frontières presque inchangées). Seuls l’Éthiopie (avec son
fédéralisme ethnolinguistique) et le Burundi (avec des quotas hutu/tutsi) ont voulu
prendre en compte le facteur ethnique dans leur Constitution, les autres États
estimant qu’un multiculturalisme plus ou moins assumé correspond davantage à la
modernité qui érode ces différences. Les sécessionnismes (Biafra, Érythrée, Soudan
du sud, Darfour, nord du Mali, Cameroun anglophone) recouvrent des entités
pluriethniques tandis que des guerres cherchant à réunir une ethnie ne se sont pas
produites (hors le conflit de l’Ogaden éthiopien attaqué sans succès par le dictateur
somalien en 1977). Inversement, la Somalie, seul État mono-ethnique, s’est redivisée
selon ses frontières coloniales. En revanche, le cas fréquent est celui de
l’instrumentalisation des ethnies par des entrepreneurs identitaires, exploitant ce
que Freud a qualifié de « narcissisme des petites différences ». Quant au partage
inégal du pouvoir ou de la rente au profit d’un clan, d’une clientèle (souvent
pluriethnique) ou parfois d’une ethnie, il relève de la logique des institutions non
inclusives ou extractives et de la mauvaise gouvernance. Le conflit du nord Mali est
typiquement un cas où une analyse erronée a mis en avant une soi-disant oppression
ethnique des Touaregs ou même leur désir supposé d’autonomie, sans tenir compte
des réalités (absence d’entité touarègue, conflits internes de classes et de tribus
touarègues).
En revanche, les castes ont un rôle politique important et souvent méconnu, y
compris dans les conflits (Sahel).
Les frontières sont-elles un faux problème ? Elles sont le plus souvent artificielles,
mais pas tellement plus que celles d’autres régions du monde. Elles ne sont pas que
le résultat de rapports de force, mais suivent assez souvent une logique
géographique et parfois précoloniale. Leur critique a été d’abord d’origine coloniale
(idée de « regrouper les ethnies », comme l’Afrique du Sud de l’apartheid l’a aussi
tenté), avant d’être portée par certains pourfendeurs de la colonisation au nom d’un
panafricanisme utopique mais persistant, qu’Achille Mbembe a qualifié de
« racialisation de la géographie ou de géographisation de la race ». Les frontières
sont pourtant nécessaires pour délimiter les compétences et les responsabilités des
États modernes. Leur effet négatif n’est pas d’ordre politique mais économique, ce
qui rend nécessaire de défragmenter les échanges en levant de nombreux obstacles.
Les frontières doivent devenir poreuses.
4. Une révolution culturelle est-elle nécessaire en Afrique ?
Les cultures traditionnelles qui donnaient du sens se désagrègent ou se
transforment. Par exemple, les représentations de la maladie, de l’enfant ou la
sorcellerie répondaient à une négation du hasard et à une rationalité mystique. Le
sorcier, accusé de manger les âmes la nuit permettait, selon certains
anthropologues, de gérer des tensions sociales. Mais d’autres (Augé) estiment qu’il
s’agissait plutôt de reproduire des inégalités et de sanctionner les « échappées
individuelles ».
Un certain nombre de pratiques culturelles demeurent (rapports très particuliers à
la famille, à l’individu et au groupe, à l’enfant, aux séniors, au temps). Elles étaient
adaptées à un environnement naturel hostile mais stable. Mais celui-ci a
fondamentalement changé avec la mondialisation. Les « valeurs du cœur », la
convivialité et la tradition butent à présent sur la modernité mouvante qui privilégie
l’esprit critique, l’innovation individuelle, la projection dans l’avenir et l’éthique du
travail, comme l’ont souligné nombre d’auteurs africains. Des études économétriques
(surtout américaines), utilisant souvent les indices d’Hofstede (sociologue mesurant
des éléments culturels), font des évaluations similaires, sans que les freins culturels
soient des obstacles dirimants.
Un deuxième obstacle culturel et ponctuel à la modernité ou à l’ouverture provient
de certaines élites et est plus psychologique. Analysé en premier par Axelle Kabou, il
s’agit d’un rejet des nouvelles « injonctions des Blancs ». Celles-ci résulteraient d’un
« aveu d’infériorité culturelle ». L’emprunt technologique est ainsi rejeté avec le bain
de l’impérialisme, le développement étant considéré comme une ruse idéologique de
ce dernier, d’où la recherche d’une « africanité » problématique et s’écartant des
exemples de réussites du développement (pays asiatiques) ou rejetant a priori la
science économique.
Un troisième frein provient de la diversité des stratégies de contre-acculturation
(assimilation, séparation, intégration, marginalisation…), de la variété des
importations idéologiques et religieuses contradictoires et de leur réinterprétation
(syncrétisme religieux multiple par exemple). Ceci crée une absence de socle culturel
commun et de vision partagée de l’avenir, qui peut gêner le développement. Ce
désarroi a suscité aussi des réactions intellectuelles : successivement la négritude,
redonnant une fierté mais s’égarant à « biologiser le culturel », c’est-à-dire à
confondre l’inné et l’acquis, l’afrocentrisme tendant à surinterpréter des héros noirs
civilisateurs, et enfin la recherche déjà évoquée d’une africanité théorique et trop
fondée sur le rejet que critiquent d’autres auteurs africains (Célestin Monga, Achille
Mbembe).
Les pathologies de l’acculturation, mises en évidence notamment par le sociologue
Balandier puis par l’ethnopsychiatre Devereux, suscitent de nouveaux « désordres
ethniques ». Le traumatisme acculturatif et la désorientation résultant de l’effacement
des systèmes symboliques et explicatifs créent une perte de la transcendance et une
crise de l’imaginaire. En se combinant à la détresse socioéconomique, les réactions
sont variées, de la déculturation pouvant aboutir à l’homme biologique sans surmoi
ou à l’adoption de (sous)-cultures de substitution. Un exemple est l’adhésion à une
secte de pairs coupés de leurs racines. C’est l’adoption de discours de certitude, sans
« méthaphorisation symbolisante », au contraire des religions, et la soumission,
l’embrigadement. Le djihadisme en est un exemple typique, facilité par la vague du
radicalisme islamique importé (salafisme).
Il paraît enfin nécessaire de faire du patrimoine culturel africain un atout, en faisant
le tri, en redonnant une fierté, en enracinant les bonnes pratiques, mais sans rejet
des meilleurs apports extérieurs.
5. Sortir de la guerre et du terrorisme : est-ce possible ?
À l’inverse du Moyen-Orient, les conflits se réduisent depuis 1990 en Afrique
subsaharienne, malgré un certain rebond des guerres civiles depuis 2013 et la
survenue du djihadisme armé à partir des années 2000. Les conflits internes se
transforment, devenant surtout périphériques et causés par de petits groupes. Les
raisons des conflits ont évolué : ils sont désormais principalement liés à la faiblesse
d’États incapables d’assurer le monopole de la force et de contrôler l’ensemble de
leur territoire qui devient alors (en partie) un Far West sans shérif. Les motivations
du recours aux armes, facilité par l’absence de barrières et de moyens de règlement
pacifique des différends, restent principalement l’avidité ou l’ambition et le
ressentiment. Mais d’autres facteurs entrent en jeu : l’accès aux ressources de survie
ou le partage de celles-ci, les richesses minérales, la pauvreté et le manque
d’éducation qui abaissent le seuil du recours à la violence, l’instrumentalisation
ethnique à l’occasion d’élections, les déplacements de population, la surpopulation
localement, la défense d’un féodalisme menacé par la démocratisation (nord-Mali),
l’idéologie et le sectarisme pour le djihadisme et le terrorisme d’inspiration
chrétienne sectaire (LRA principalement).
La question de la fragilité des États devient essentielle. Une descente aux enfers des
plus fragiles peut intervenir par étapes : corruption des organes centraux, alliance
des élites avec des réseaux criminels, remplacement local de l’autorité étatique par
des mafias et des mouvements armés. D’où l’importance de mesurer la fragilité et de
chercher à y remédier. On compte, au sud du Sahara, 5 États faillis selon des modalités
variables : Somalie, Centrafrique, Soudan du Sud, Guinée-Bissau et Érythrée, mais
d’autres ont connu cette situation (Libéria, Sierra-Leone, Côte d’Ivoire…) ou ont des
parties de territoire échappant à leur contrôle (Mali, CongoRDC, Nigéria…).
Le djihadisme se diffuse : Égypte (années 1980), Algérie (années 1990), Mali (à partir
de 2000), Somalie (2006), Nigéria (2009), Afrique de l’Ouest (2015), Congo-RDC (ADF en
Ituri depuis 2014), Mozambique (2017). Radicalisation individuelle et radicalisation de
l’Islam se combinent en Afrique. La majorité des recrues ne sont pas d’anciens
salafistes, mais le salafisme crée des conditions intellectuelles et spirituelles
favorables à la violence. L’active diplomatie religieuse d’États du Golfe a répandu le
wahhabisme, divisant et influençant l’islam malékite dominant. Des prêcheurs ont
aussi répandu la Jamaat’ Tablih, d’origine indo-pakistanaise (Afrique de l’Ouest, Ituri)
et le chiisme localement. Les motivations individuelles des djihadistes sont
l’insatisfaction, la dynamique de groupe et l’attraction du sectarisme pour des jeunes
acculturés, et enfin l’idéologie. Les facteurs facilitateurs sont : le recul des États,
l’absence de développement, la dualité de l’enseignement avec les écoles
arabophones sans débouché, la multiplication hors contrôle des écoles coraniques,
les frustrations des populations de « castes inférieures », le souvenir des djihads du
XIXème siècle.
6. L’appui international peut-il rendre l’Afrique plus sûre ?
L’architecture de paix et de sécurité de l’Union africaine, avec ses « forces en
attente », est inadaptée : toutes les forces africaines créées pour réduire les conflits
ont ignoré ce dispositif qui paraît inapplicable techniquement et politiquement.
L’alternative efficace est de renforcer les forces armées nationales et les fonctions
régaliennes (administration et justice). Le cas du Mali a encore montré que si les
forces de sécurité nationales avaient pu s’imposer aux groupes armés
narcotrafiquants, preneurs d’otages, djihadistes et séparatistes, une crise majeure et
hors contrôle véritable aurait pu être évitée, ainsi que son coût très élevé (Serval,
Barkhane, MINUSMA) et ses conséquences problématiques.
Des accords de paix généreux avec des mouvements armés et autres coupe-jarrets,
parfois imposés de l’extérieur, risquent d’être une prime et une incitation au recours
à la force (exemples du Mali et du Congo-RDC). En revanche, l’octroi de pardon et la
« réconciliation » avec des repentis, et leur réinsertion, peut s’avérer efficace. Il est
incontournable pour la sécurité et le développement de traiter l’insuffisance grave
des capacités sécuritaires des pays subsahariens, ainsi que celle de leur
fonctionnement étatique : services fiscaux, administration effective du territoire,
justice et gendarmerie, désenclavement, éducation, services publics de base,
contrôle des dérives religieuses. Ce n’est pas le cas actuellement où la « communauté
internationale » privilégie un vain traitement des conséquences.
7. Quelle efficacité de l’aide publique au développement ?
Elle est affectée par une série de problèmes : l’impasse sur les facteurs politiques et
institutionnels bloquant le développement (dont l’ordre social à accès limité),
l’opportunité problématique de l’aide lors de l’absence d’une série de conditions
économiques propices au développement (protection juridique de la propriété et des
contrats, justice, conditions macroéconomiques maîtrisées : inflation, taxation,
transparence, redistribution et équité…). L’aide peut alors saper les incitations aux
réformes, freiner la fiscalité locale, favoriser la dépendance voire la corruption,
perpétuer finalement la pauvreté. Une 2ème difficulté provient de la cacophonie des
donateurs, de leurs redondances, de leurs priorités contestables (lobbys et lubies),
de leurs injonctions et de la déresponsabilisation ou dépossession des autorités
étatiques africaines, encore accentuée par les ONG contournant délibérément cellesci. Un 3ème problème vient de la facilité qui conduit les agences d’aide à favoriser les
« gagnants », spécialement les pays émergents qui peuvent rembourser les prêts et
qui ont la capacité d’absorber plus efficacement l’aide. De fait, les pays les plus
pauvres et les plus fragiles sont paradoxalement ceux qui sont le moins aidés. De
surcroît, l’aide qui leur est apportée fait particulièrement l’impasse sur les raisons de
leur fragilité au point que certains sont « orphelins de l’aide » (Centrafrique par
exemple).
Réagissant à certaines de ces critiques, l’aide aux motivations contradictoires
(éthicocompassionnelle, économique, géopolitique, administrative avec le désir
d’autonomie des agences d’aide qui poursuivent alors une logique bancaire), a
cherché à se réformer. Après les 8 « Objectifs du Millénaire » de 2000 à 2015, les 17
« Objectifs du Développement Durable », aux 169 « cibles », de 2015 à 2030,
recherchent une approche plus globale, visant à redonner un sens, avec des objectifs
chiffrés et une mesure des résultats.
L’aide demeure nécessaire pour tous les angles morts de la mondialisation :
imperfections du marché, conséquences de la « destruction créatrice », isolement
des pays enclavés, populations sans emploi et empêchées de se déplacer ou de
migrer, maladies dont les populations africaines sont spécialement victimes,
infrastructures non finançables par l’économie de marché, protection de la
biodiversité, du climat (biens publics mondiaux) et enfin éducation pour tous. Cette
dernière ne reçoit que 7 % de l’aide mondiale, une proportion gravement insuffisante,
s’agissant d’un besoin essentiel.
Quant aux besoins sécuritaires et régaliens des pays les plus fragiles, ils demeurent
très largement en dehors même du champ de l’aide au développement.
L’aide française (et européenne) reste surtout marquée par un manque de pilotage
politique. Elle n’est pas encore guidée par une analyse géopolitique qui la conduirait
à consacrer l’essentiel de ses efforts aux pays en crise de notre sud immédiat pour
éviter leur débordement migratoire ou sécuritaire et pour prévenir des drames
humanitaires. Elle continue de consacrer la plus grande part de ses ressources aux
pays émergents et éloignés.
8. Vers l’émergence ?
Tout en soulignant que les pays africains ne forment pas un ensemble homogène, on
dénombre une quinzaine d’arguments en faveur d’un fort développement
économique : l’amélioration du cadre macro-économique (dividendes des
ajustements structurels, des annulations de dette, des stratégies plus adaptées),
l‘amélioration des termes de l’échange (hausse des matières premières jusqu’en
2014), une certaine diversification au-delà du secteur primaire, un boom
démographique favorable sous certaines conditions, l’urbanisation, l’essor du
numérique, les progrès de l’éducation, la réduction des inégalités hommes-femmes,
le potentiel des ressources naturelles, l’amélioration de la gouvernance et de l’État
de droit, l’augmentation des flux de financement internes et externes, la baisse des
risques sécuritaires, la « révolution entrepreneuriale » (émergence de nombreuses
PME moins dépendantes du secteur public), la délocalisation en Afrique d’industries
de main d’œuvre chinoises.
Il y a des exemples de réussites : 6 sur 10 des économies à la croissance la plus forte
du monde sont des pays africains (de 2000 à 2010 et de nouveau en 2018).
Mais l’afro-optimisme est gagné par le doute : la croissance moyenne est retombée
en 2016 à son plus bas niveau depuis 20 ans pour se redresser mollement à partir de
2017. Le continent maintient globalement son retard et les pays les plus pauvres sont
tous africains. De grandes inégalités internes aux pays demeurent (la richesse
produite n’irrigue pas les plus pauvres), la classe moyenne émerge trop lentement,
la compétitivité tend à se dégrader, l’accès à l’éducation demeure dramatique à
l’exception d’une minorité de pays (Kenya, Cap Vert, Maurice, Seychelles, Ghana…), la
diversification peine à se produire (industrie manufacturière en recul, avec une
dizaine d’exceptions), l’agriculture demeure handicapée (par le droit foncier et
techniquement), le déficit d’infrastructures est criant (particulièrement l’électricité),
nombreux sont les obstacles au commerce international et régional, les financements
sont loin de couvrir les besoins (les transferts des migrants restent la première
source de financement extérieur), les investissements étrangers sont très timides
(moins de 4 % des IDE mondiaux vers l’Afrique, contre environ 30 % vers l’Asie et 20 %
vers l’Amérique latine), les flux bancaires vers l’Afrique sont de faible niveau, les
sorties illicites de capitaux sont importantes, les conditions pour des dividendes
démographiques (transition, formation, créations d’emplois) ne sont majoritairement
pas remplies, le contexte des affaires demeure très difficile, sauf exception.
Le décollage est possible si des défis bien identifiés peuvent être surmontés : faire de
la jeunesse un atout grâce à la transition démographique et une restructuration des
systèmes éducatifs (avec une aide plus orientée sur ce secteur), financer les
investissements de manière plus endogène (améliorer la fiscalité, bancariser,
épargner), rattraper le retard en infrastructures, favoriser l’ouverture et
l’élargissement des marchés africains, diversifier l’économie, déclencher une
révolution foncière et agricole, ouvrir les institutions tout en améliorant la
gouvernance et le contexte des affaires, réduire les risques sécuritaires. L’exemple
des pays asiatiques émergents est à méditer : transition démographique,
scolarisation très développée et priorité à l’enseignement technique et scientifique,
services publics efficaces, stratégie de développement mettant l’accent sur
l’investissement et la conquête des marchés.
9. Une hétérogénéité croissante et des scénarios contrastés d’évolution
L’écart tend à s’accentuer entre 4 catégories : une Afrique faillie, celle des
« malades », une Afrique démunie et fragile : « les pauvres » ou PMA, une Afrique
minière et pétrolière : « les rentiers » et enfin une Afrique performante, « les lions ».
Trois scénarios se dessinent, selon les pays et les réactions : une dégradation si les
menaces ne sont pas conjurées (démographie incontrôlée, faillite de l’éducation
nationale, clôture des élites, désunion nationale, déception populaire, clientélisme,
tribalisation, abandon local du terrain par les forces de sécurité et les enseignants
craignant pour leur sécurité, populations se plaçant sous l’égide de groupes armés,
de fondamentalistes, de néo-prophètes etc.).
Un scénario « moyen » prolongerait les situations et tendances majoritaires. Un
scénario de sortie de crise pour les plus menacés ou de décollage pour les pays déjà
pré-émergents : des réformes structurelles concernent les institutions politiques, les
forces sécuritaires et la justice, la démographie, l’éducation et l’économie
(diversification, attraction des IDE). Quelques pays paraissent montrer la voie
(Maurice, Afrique du Sud, Botswana, Éthiopie, Rwanda, Kenya, Tanzanie, Ghana,
Sénégal et Côte d’Ivoire…).
Comment favoriser le meilleur scénario ? C’est évidemment une responsabilité du
leadership africain, mais un changement de paradigme des bailleurs de fonds paraît
aussi nécessaire pour les pays les plus fragiles et menacés. Ils ne sont pas
actuellement la priorité des donateurs et leurs méthodes ne sont pas non plus
adaptées à la reconstruction des fonctions régaliennes : armées, police et
gendarmerie, système judiciaire, services fiscaux, administration territoriale. Enfin,
l’effort international porte insuffisamment sur l’éducation et la formation (par
exemple la France a abandonné l’envoi d’enseignants et formateurs en pleine crise
démographique et économique de ces pays). Ce sont alors les conséquences qui sont
traitées, et de manière temporaire, par les corps expéditionnaires et les casques
bleus ou par une aide d’urgence humanitaire, sans même que les causes ne soient
prises en compte.
Conclusion
La fragilité d’assez nombreux États africains n’est pas correctement analysée ou
traitée : les diplomates et militaires demeurent trop coupés des experts et
chercheurs. Les agences de développement ne sont pas suffisamment pilotées en
fonction des intérêts politiques et stratégiques. La fragilité étatique n’est pas traitée
de manière prioritaire et adéquate par la communauté internationale, qu’il s’agisse
de l’aide au développement, de la coopération militaire ou des opérations dites de
maintien de la paix de l’ONU. Les modes traditionnels d’intervention doivent donc être
révisés.
Avec l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)