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Quand le discours devient suspect : entre méfiance populaire et effacement du débat
Publié le : 16 avril 2025 à 16h49min | Mis à jour : il y a 2 jours
Quand le discours devient suspect : entre méfiance populaire et effacement du débat. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

Quand le discours devient suspect : entre méfiance populaire et effacement du débat. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

Alors que la méfiance envers les discours politiques semble s’intensifier, notamment au Gabon, l’éloquence est de plus en plus perçue comme un artifice, voire une manœuvre suspecte. Mais que perd la démocratie quand elle relègue la parole au second plan ? En interrogeant la tendance actuelle à opposer action et discours, cet article plaide pour une réhabilitation critique de la parole politique, sans naïveté ni élitisme, mais dans l’exigence d’une transparence véritable.
Disons-le d’emblée : les (...)


Disons-le d’emblée : les peuples ont les dirigeants qu’ils méritent. Ces derniers sont liés à eux par un rapport d’identité ou, à tout le moins, d’identification. Le dirigeant, en particulier le démagogue, imite souvent la foule. Il ne se contente pas d’exposer ses problèmes ; il en épouse les représentations. De même, la foule se reconnaît dans un discours qui épouse ses impressions primitives. Ainsi, peuple et dirigeant forment un espace commun où se partagent qualités et inepties.
Lorsqu’elle n’est pas portée par une éthique de la discussion publique, cette proximité altère l’essence même du vote démocratique. Comment choisir un candidat sans débat pluraliste ? N’est-ce pas par la dialectique – la confrontation des idées – que s’opère l’adhésion ou le rejet d’un projet ? Peut-être sommes-nous, comme le suggère Jean-Godefroy Bidima, dans « l’illusion d’une transparence d’une rationalité communicationnelle qui ignore les méconnaissances et tout le magma résiduel, non maîtrisable et non prédictible du réel » (1995, p. 41). Sans souscrire pleinement à cette transparence idéalisée, elle devrait néanmoins servir d’horizon régulateur, afin de sortir l’action politique de l’opacité qui l’a caractérisée au Gabon ces dernières années.
Les deux dernières campagnes électorales ont, en effet, porté un coup sévère à cette exigence minimale. L’attaque s’est matérialisée sous la forme d’une critique de l’éloquence – éloquence injustement attribuée aux seuls politiciens cultivés, universitaires et intellectuels. Au-delà du rejet de ce qui fut qualifié de « tchatche », l’efficacité de l’action politique a été opposée à la cohérence du discours. Le général Oligui Nguema déclarait lui-même, lors d’une émission télévisée, ne pas être un bon orateur. Et, en juillet 2024, à Tchibanga, il affirmait : « Je ne sais pas faire la politique, mais je sais construire. » Cette affirmation, qui semble d’abord relever d’un éthos de simplicité et de pragmatisme, soulève néanmoins plusieurs interrogations fondamentales.
Il serait réducteur de voir dans cette posture une pure négation de la parole politique. Elle peut aussi être comprise comme une réaction au verbiage technocratique ou à une éloquence jugée déconnectée des réalités concrètes. Elle correspond, en ce sens, à une attente populaire de résultats tangibles, après des décennies de discours creux. Cependant, cette revendication d’efficacité ne saurait, en démocratie, se substituer à l’exigence de justification publique. Peut-on, en démocratie, construire sans expliquer ce que l’on souhaite bâtir ? Une telle posture devient problématique lorsqu’elle traduit une attitude réfractaire à la reddition des comptes et à la délibération publique. Le vote semble alors fondé non sur une évaluation rationnelle des projets, mais sur une confiance aveugle — voire sur un rapport quasi mystique au pouvoir.
Or, c’est par le langage que les citoyens prennent connaissance des projets politiques en compétition. Rappelons la formule célèbre de Nicolas Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. » Si un candidat souhaite bâtir son pays, il doit d’abord avoir conçu ce qu’il entend construire. Et, parce que bien conçu, le projet devrait pouvoir être clairement énoncé. L’inarticulation ou la réticence à formuler un cap politique peut alors révéler non pas un souci d’efficacité, mais un vide programmatique.
Cependant, il convient d’ajouter une précision essentielle : l’éloquence ne saurait être tenue pour un signe intrinsèque de vertu démocratique. L’histoire politique a montré combien la parole pouvait aussi être un instrument de séduction, de manipulation ou d’autoritarisme. En ce sens, défendre l’éloquence sans esprit critique reviendrait à ignorer les usages pervers qu’elle peut servir. La transparence du discours ne garantit ni la justesse des intentions, ni la qualité de l’action. C’est pourquoi la parole politique ne doit pas seulement être présente ; elle doit aussi être interrogée, contextualisée, traduite dans des actes.
Enfin, la critique contemporaine de l’éloquence interroge plus largement la place de la parole savante dans l’espace public. Elle révèle, parfois, un rejet de formes d’expression jugées trop élitistes, trop éloignées des expériences populaires. D’où l’importance de ne pas défendre une seule forme de discours — académique, rhétorique, « bien parlé » — mais de penser la pluralité des langages politiques. L’essentiel n’est pas tant la forme que la volonté de rendre compte publiquement des choix opérés.
La remise en cause actuelle de l’éloquence, ou du prétendu sophisme, peut ainsi être lue comme un positionnement politique ambigu : elle s’oppose certes aux dérives verbeuses, mais elle peut aussi nourrir une culture du silence stratégique, voire de l’opacité. Elle s’inscrit alors dans la continuité d’un régime institutionnel qui, rappelons-le, a privé l’Assemblée nationale du droit de déposer une motion de défiance contre le gouvernement. C’est là le signe manifeste d’un pouvoir qui cherche à éviter les mécanismes de contrôle. La démocratie, pour être vivante, exige pourtant bien plus que des actes : elle requiert des paroles responsables, lisibles, engagées.