
Brice Oligui Nguema vu par Janis Otsiemi : portrait d’un tyranneau. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
Il y a des livres qui n’annoncent pas leur ambition, mais la laissent suinter. Celui d’Otsiemi appartient à cette espèce-là : une chronique qui ressemble à un miroir mal poli, dans lequel la transition gabonaise se reflète sans filtres. Il ne force rien, ne grossit pas les traits : il laisse simplement les faits, les phrases, les attitudes fabriquer un personnage de pouvoir qui semble toujours osciller entre la volonté de séduire et la tentation d’écraser. Au centre de ce théâtre : Brice Oligui Nguema, rebaptisé Notre Majesté, Notre Général-Roi ou Notre Souverain.
Le portrait qu’il en tire dans la Deuxième chronique du règne du roi Brice 1er * n’est pas une caricature. Ce serait trop simple. C’est plutôt une sorte de mosaïque où chaque fragment, parfaitement réel, finit par composer une figure à la fois familière et inquiète.
Un souverain entouré, mais seul dans sa verticalité
Très vite, Otsiemi place le militaire au cœur de son propre système. Le pouvoir, chez Oligui, ne s’exerce pas en descendant des institutions : il se construit en remontant depuis la caserne. L’auteur rapporte sans détour : « Notre Majesté poussa plus loin son clientélisme. Elle promut plusieurs de ses frères d’armes au rang de général des corps d’armée, de général de division et de général de brigade »
Puis vient cette accumulation presque gênante, qui dit tout d’un homme qui porte ses titres comme d’autres portent des talismans
Puis vient cette accumulation presque gênante, qui dit tout d’un homme qui porte ses titres comme d’autres portent des talismans : « Président de la Transition, président de la République, Chef de l’État, Chef suprême des armées… Président d’honneur des associations Ntsoumou et Ossimane, Général du mapane. Ce fut trop pour un seul ! »
Dans cet excès, Otsiemi ne rit pas : il constate. Et ce constat suffit à créer un malaise durable.
La colère comme langue politique
Ce qui s’esquisse ensuite, c’est un chef d’État qui vit chaque critique comme une provocation personnelle. Les colères publiques d’Oligui, désormais connues, deviennent sous la plume de l’auteur une sorte de refrain politique. À Mouila, il ordonne presque : « C’est aussi ça la politique, c’est répondre quand on nous attaque… Vous êtes avec moi, vous répondez »
Et à Moanda, sa phrase — devenue tristement célèbre — sonne comme une gifle infligée au pays :
« La main qui demande est toujours en bas de celle qui donne »
La scène est rapportée sans commentaire. Elle suffit à résumer un rapport de domination profondément installé dans la parole du pouvoir.
Une mise en scène permanente : de Gaulle, Rawlings et l’ego blessé
« Notre Majesté se rêvait en général de Gaulle… Elle érigeait aussi Jerry Rawlings au panthéon de ses modèles »
La grandeur n’est pas un thème secondaire chez Otsiemi : elle est au cœur du personnage. Le chef de l’État se met en scène, s’imite lui-même, se rêve dans des silhouettes étrangères — souvent trop grandes pour lui.
L’auteur relève ainsi : « Notre Majesté se rêvait en général de Gaulle… Elle érigeait aussi Jerry Rawlings au panthéon de ses modèles »
Le sommet de cette théâtralisation survient lors de la fête nationale :
« Les flammes dévoilèrent le buste illuminé de mille feux de Notre Majesté… descendant du ciel comme un messie »
Tout est dit. Et à ce moment précis, la frontière entre politique et spectacle devient définitivement floue.
L’illusion comme méthode de gouvernement
À mesure que le récit avance, quelque chose bascule. Le roi, devenu à la fois hyper-présent et insaisissable, se met à glisser de figure en figure. Tantôt Moïse, tantôt Josué : « Je préfère Josué que Moïse… Dans ce pays, il y a le lait et le miel »
Et Otsiemi, dans un contrepoint discret mais meurtrier, rappelle : « Notre Général-Président méconnaissait l’histoire de son héros biblique… Il mourut en solitaire et personne ne vint à ses funérailles »
La politique devient ici une scène d’ombres où le dirigeant finit par croire à ses propres récits, jusqu’à s’y perdre.
Effacer pour régner : le roman de l’amnésie
« Notre Général-Président s’évertuait à effacer la mémoire de l’ancienne famille royale des espaces publics »
Le livre montre aussi un chef d’État qui n’exerce pas seulement le pouvoir : il l’écrit. Et réécrit ce qui le précède. L’un des passages les plus révélateurs résume cette volonté d’effacement :
« Notre Général-Président s’évertuait à effacer la mémoire de l’ancienne famille royale des espaces publics »
Changer les noms, déplacer les symboles, réagencer le passé : la plume d’Otsiemi fait ici office d’archive et de réquisitoire.
Le nouveau monde, déjà ancien
Pour l’auteur, l’échec du « nouveau monde » promis par Oligui n’est pas une chute : c’est un retour au point de départ. Une boucle. Une répétition.
La phrase qui résume le mieux ce désenchantement est sans doute celle-ci : « À l’épreuve du pouvoir, le nouveau monde devint un mort-né ! »
Les mêmes pratiques, les mêmes hommes, les mêmes réflexes, les mêmes réflexes de cour. Tout se répète, et Otsiemi laisse cette répétition parler d’elle-même.
L’ultime trompe-l’œil : rendre le pouvoir en le gardant
Le cœur du livre — peut-être son nœud — apparaît dans une des phrases les plus percutantes, parce qu’elle résume tout l’enjeu de l’année 2023-2025 : « L’ultime illusion de Notre Général-Président fut de nous faire croire qu’il rendrait le pouvoir aux civils… Il finit par se transformer en civil pour se transmettre le pouvoir à lui-même ! »
Tout est là : la transition, l’espoir, la lassitude, et au bout du chemin, un geste précis, calculé, qui renverse tout ce qui avait été promis.
Au final, ce que construit Otsiemi, ce n’est pas seulement un portrait d’homme d’État. C’est un climat. Une atmosphère. Un sentiment tenace : celui d’un pouvoir qui change d’uniforme mais non de logique. Le roi n’est pas grotesque : il est humain, trop humain, et c’est cela qui, paradoxalement, rend le livre si violent.
Le texte refuse la simplification. Il refuse le soulagement. Il dresse un miroir dans lequel chacun reconnaîtra quelque chose : un geste, une phrase, une fatigue.
Et c’est pour cela que cette chronique restera.
Parce qu’elle n’invente rien.
Elle révèle ce qui était déjà là, mais que personne n’osait encore écrire ainsi.
*Deuxième chronique du règne du roi Brice 1er a été interdit de vente au Gabon, il est en cours de réédition à l’étranger.