Du sens gabonais de l’université – Lecture hérétique du cahier des charges !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
Que restera-t-il de l’université quand « l’emploi des jeunes » deviendra sa seule source de légitimité sociale et académique ? Le plein emploi sera-t-il, sous nos latitudes, « la fin de l’Histoire » de l’Université ? Nous n’en sommes pas encore là, serait-on tenté de tempérer. Mais la question se pose, ne fusse qu’à titre prospectif au regard de certains discours sur la formation au Gabon. Face à la tenaille matérielle qui réduit inexorablement les fonctions de l’enseignement supérieur à un espace marchand où (...)
Que restera-t-il de l’université quand « l’emploi des jeunes » deviendra sa seule source de légitimité sociale et académique ? Le plein emploi sera-t-il, sous nos latitudes, « la fin de l’Histoire » de l’Université ? Nous n’en sommes pas encore là, serait-on tenté de tempérer. Mais la question se pose, ne fusse qu’à titre prospectif au regard de certains discours sur la formation au Gabon. Face à la tenaille matérielle qui réduit inexorablement les fonctions de l’enseignement supérieur à un espace marchand où formations et emplois doivent se rencontrer dans un rapport nécessaire de symétrie idéale, se pose pour ce monde une véritable question existentielle.
L’Université : un nouveau centre de formation professionnelle pour bacheliers ?
Presque partout dans le monde, l’institution universitaire est saisie par l’activisme d’un certain discours utilitariste. Celui-ci se singularise par un totalitarisme qui ne perçoit la science que par la téléologie du progrès technique. Si ce phénomène est assurément mondial, les réponses apportées varient souvent d’un pays à un autre. Dans le discours officiel au Gabon, l’université est articulée aux injonctions du développement. Cependant, en dépit de leur diversité, les cahiers de charge de syndicats du monde universitaire gravitent essentiellement autour des conditions matérielles d’études, d’enseignement et de la recherche dans une moindre mesure (bourses, restaurant, bibliothèques, primes, vacations, situations administratives, logement, etc.). Le dévoiement et la délégitimation du devoir-être académique (Sollen) de cette institution n’ont jamais vraiment constitué un point essentiel de la revendication syndicale. Bien au contraire, certains acteurs du monde universitaire gabonais l’ont quelques fois facilité. A cet effet, l’assertion du ministre gabonais en charge de l’enseignement supérieur, lui qui par ailleurs est professeur des universités, participe de cette logique :
Nous devons continuer à penser le modèle de notre recherche et de notre enseignement supérieur dans le prolongement des réformes initiées par le Cames. Il est vital de définir les grandes missions de nos universités qui sont devenues des fabriques à chômeurs. [1]
L’enseignement supérieur et la recherche sont jugés à partir de critères qui sont extérieurs à la compétence des universités. À la vérité, il s’agit d’une critique très conformiste qui veut faire de l’université une institution qui, en soi, ne servirait à rien. Celle-ci abuse d’une méconnaissance générale des missions de l’université : production de la connaissance par la recherche et la transmission des résultats de celle-ci par l’enseignement. L’affirmer ne suppose en rien que l’université n’a pas de problèmes. Il faut souligner que, dans la société gabonaise, ce populisme a fini par faire croire que les études universitaires avaient vocation à préparer la jeunesse à des métiers. La logique de débouchées professionnelles, qui marquent le discours des facultés et leurs départements au moment des orientations de nouveaux bacheliers, est une preuve irréfutable de cette conversion. Face à ce qui s’apparente à une crise de la légitimité sociale de l’université, l’universitaire s’est converti au Zeitgeist (air du temps, esprit de l’époque) pour ne pas disparaitre, faisant ainsi le choix de renforcer le malentendu, devenu opératoire avec la force du temps. Réduite à n’être qu’un simple instrument de politique d’emploi, l’université s’est avilie en intégrant cette subordination, en acceptant cette position de sous-traitant. Les fondements de son autonomie érodés, la diversité de cours, séminaires, colloques, revues et autres publications scientifiques, ou le nombre de soutenances tenues à échéances régulières ne constituent plus vraiment des éléments d’appréciation de l’université au Gabon. Ces éléments ne sont plus que des « outils d’aide à la décision », selon la phraséologie bureaucratique.
Une université pour administrer le développement !
Les vertus (socialement et matériellement) émancipatoires attribuées à l’instruction, dont l’université semble constituer la réalisation la plus aboutie, prennent source dans l’histoire de l’école coloniale. En effet, l’instruction a objectivement produit un nouvel ordre, au sein duquel les cadets instruits ont souvent pu se défaire de certaines contraintes matérielles. Mongo Beti décrit ainsi les représentations des parents de ce temps-là :
« Le père, au contraire, tentait de le tenir à distance de cette identité, lui suggérait de rester sur son quant-à-soi de citadin, parce que, dans son idée, l’avenir d’un homme instruit n’était plus dans le village, ni dans le clan, ses coutumes et ses aspirations, mais dans cet autre monde que paraissait la ville, et plus précisément dans la fonction publique ». [2]
Au-delà de l’objectif d’émancipation du sujet, afin qu’il ait le courage d’utiliser sa raison pour in fine accéder à l’autonomie qui fait de lui un être libre moralement, l’enjeu de l’instruction se présente d’abord sur un terrain matériel. Au Gabon, Guy Rossatanga-Rignault estime qu’à partir des années 1970, le discours officiel à destination des jeunes se fonde sur la glorification de la réussite individuelle par les études. Ainsi, explique-t-il, on incitera les jeunes Gabonais à faire des études (de préférence scientifiques) afin de devenir cette élite qui livrera la bataille contre le sous-développement. [3] [4] Il s’agit ici de l’avatar d’un certain historicisme dont le développement est le digne héritier. Cette croyance est fortement marquée par une désarticulation radicale entre réflexion et action. La réflexion n’étant jamais envisagé comme une action, la théorie est perçue comme une fiction n’ayant jamais de rapport avec la pratique. La radicalisation de cette dichotomie débouche fatalement sur une certaine vision instrumentale des choses qui, au Gabon, fait de l’université une affaire pratique de « formation des cadres » pour le développement du pays. Dans un article au titre fort évocateur : « Les tribulations de la sociologie gabonaise : science des problèmes sociaux ou science des faits construits ? », Jean Ferdinand Mba sonnait déjà le tocsin. De son état des lieux de la pratique de la sociologie au Gabon, se dégage, sans grand mystère, un alignement parfait entre les questions de ressources humaines de l’administration et des objets de cette discipline universitaire :
« Assurer » un enseignement général de niveau universitaire (…).
permettant de présenter des candidats à l’Institut des Planificateurs de
l’Education et de la Formation qui doit s’ouvrir à Libreville, à l’Institut d
Formation et de Recherche Démographique de Yaoundé, ou à tout
établissement de 3 e cycle formant des planificateurs, des statisticiens ou des
démographes ;
Former des cadres immédiatement utilisables sur le marché de l’emploi
dans les domaines de la planification des ressources humaines et d
développement, de la statistique et de la démographie, d’autres spécialités
pouvant être ouvertes selon les besoins du marché de l’emploi ;
Procéder à des enquêtes sociales sur les problèmes inhérents au
développement du Gabon » [5]
Il ne faut pas accabler la sociologie gabonaise, car cela pourrait valoir mutatis mutandis pour beaucoup d’autres offres de formation au Gabon.
Pour dépasser la caricature du slogan formation/emploi
La traduction gabonaise de l’université est le résultat d’un malentendu (working misunderstanding) qui, bon an mal an, fonctionnait socialement. Ce fonctionnement n’était pas garanti par une efficience particulière, mais par un phénomène que le manque de prévision a a posteriori fini par faire passer pour un cataclysme. Ce phénomène c’est l’explosion de la population estudiantine. Si, dans les années 1970, en raison du faible nombre de diplômés, le détenteur d’une licence se faisait aisément une place au soleil de l’administration, il va sans dire que la croissance la démographie estudiantine susmentionnée ne le permet plus aujourd’hui. Ce manque d’anticipation conduit indubitablement à des ajustements forcés dits adéquation formation/emploi qui n’altèrent pas seulement l’offre universitaire dans ses missions traditionnelles, mais confirment aussi et surtout ses impensés. Au lieu d’un pragmatisme de la catastrophe, l’une des solutions serait, me semble-t-il, dans une détermination rigoureuse des types de formation dans l’enseignement supérieur au Gabon, afin de réduire le nombre de désenchantés, car beaucoup d’étudiants s’inscrivent encore en faculté dans l’espoir d’être diplomate, magistrat, douanier, etc. Affirmer que toutes les offres de formation doivent s’inscrire dans une logique de « l’art pour l’art » est au moins aussi démagogique que considérer que les universités ont vocation à devenir des centres de formations professionnelles. Face à cette double exigence, il faut impérativement clarifier la typologie des formations afin que les futures étudiantes et étudiants choisissent leurs voies en conscience. Ainsi l’orientation des nouveaux bacheliers cessera-t-elle d’être une procédure d’infantilisation, puisque l’administration, en restant dans son rôle consultatif, ne déresponsabilisera plus les étudiants par ses pratiques d’orientation forcée. Elle aura le droit d’inciter, de brandir des carottes pour certains choix, mais elle ne pourra pas en interdire. L’objectif de cette typologie serait d’intégrer que la formation obéit aussi à des enjeux d’émancipation intellectuelle, indispensable à la vie de la société. Le salut est aussi à ce prix-là.