Les journalistes gabonais doivent faire des efforts pour ne pas céder aux pulsions du journalisme-justicier. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
« Respecter la vie privée des personnes. »
« (…) Nul ne peut être humilié, maltraité ou torturé, même lorsqu‘il est en état d’arrestation ou d’emprisonnement »
« Les informations publiées par les organes de presse doivent : (…) respecter les droits et la dignité d’autrui. »
La question du respect des droits humains, dans son rapport aux médias, s’énonce presque toujours comme un théâtre, dans lequel le journalisme joue le rôle du plaignant face à des pouvoirs autoritaires mis en accusation. En effet, les (...)
« Respecter la vie privée des personnes. » [1]
« (…) Nul ne peut être humilié, maltraité ou torturé, même lorsqu‘il est en état d’arrestation ou d’emprisonnement » [2]
« Les informations publiées par les organes de presse doivent : (…) respecter les droits et la dignité d’autrui. » [3]
La question du respect des droits humains, dans son rapport aux médias, s’énonce presque toujours comme un théâtre, dans lequel le journalisme joue le rôle du plaignant face à des pouvoirs autoritaires mis en accusation. En effet, les évaluations internationales en matière de liberté de la presse montrent, à juste titre, que le danger de dérives libertariennes n’est pas la question la plus urgente. Cela dit, il n’est pas non plus illégitime d’interroger la production journalistique quand celle-ci se soustrait de certains devoirs, en l’occurrence celui de respecter ce qu’on désigne, de façon très abstraite, par le syntagme
« dignité humaine ». Dans le titre « La CIA Wanda » du groupe de rap Movaizhaleine, Lord Ékomy Ndong, en déclamant :
« ce qui fait de l’Homme un Homme est avant tout invisible », rappelle que l’identité humaine se situe au-delà de ce qui est apparent. Toutefois, l’abstraction et l’invisibilité de celle-ci pose manifestement des problèmes d’accessibilité, lesquels n’épargnent pas toujours les pratiques journalistiques. Dans l’esprit de cette attention portée à l’humain, ce propos veut apprécier la pratique éthique d’une certaine production journalistique gabonaise dans son traitement du fait divers.
La Parole au « témoin radical » ! [4]
En 2001, l’essayiste Luc Ngowet formulait la critique suivante à propos de la presse au Gabon :
« La presse gabonaise est partisane ou de piètre qualité. Parfois elle cumule ces deux traits. (…) Dans la forme, les articles sont souvent très mal écrits, lourds, redondant légers avec un usage surabondant de poncifs et d’expression alambiquées. Sans oublier le fait que tous les journaux affichent systématiquement en gros plan, dans leurs faits divers, les photos d’escrocs (pris « la main dans le sac ») ou d’assassin. Cela ne gêne personne ; au contraire, un voyou n’a pas droit a une vie normale après son arrestation. Il doit être (af)fiché au grand jour. » [5]
Vingt années plus tard, une partie de ce constat demeure d’une étonnante actualité. Dans ce contexte, comment ne pas penser à ce bon mot attribué à Oscar Wilde ? « La différence entre littérature et journalisme, c’est que le journalisme est illisible et que la littérature n’est pas lue ». Luc Ngowet n’a visiblement pas été lu pour, peut-être, espérer être entendu. Au Gabon en 2022, il est encore et toujours courant de voir des photos ou vidéos de cadavres, d’enfants ou de personnes pourtant présumées innocentes diffusées dans les médias, particulièrement les médias d’État. Pour les personnes impliquées dans des affaires criminelles, cela est presqu’une banale formalité que l’autorité judiciaire et ses auxiliaires appellent la presse pour filmer un prévenu. Ailleurs, le secret de l’instruction a au moins une existence conceptuelle dont on cherche la traduction pratique. Au Gabon, cette notion est une fiction totale. Pas grand monde ne s’indigne de ce que les procédures judiciaires, conçues pour que la vérité se manifeste afin que justice soit rendue, ne sont plus que des instruments d’humiliation dans lesquels les médias sont partie prenante, et ce, parfois au sens propre.
Par ailleurs, on aurait pu espérer que les nouvelles générations de journalistes, du fait de la qualité de leurs formations et de leur ouverture sur le monde, s’écartent des pratiques comme celle de l’image de Mba Ntem, couteau entre les dents, en Une du quotidien L’Union du 26 avril 1988 ou celle des exécutions publiques sous le parti unique. Il n’en est rien. Même les médias numériques, dont on peut penser que le personnel de journalistes est relativement jeune, s’inscrivent encore dans cette tradition de déni du droit de personne humaine. La variable générationnelle démontre plutôt la constance non questionnée de pratiques journalistiques déshumanisantes. Comment expliquer que l’identité humaine du prévenu, celle de l’accidenté, du malade ou du cadavre soit si imperceptible aux yeux du journaliste gabonais ? Le journalisme est souvent marqué par son économie du signe, c’est-à-dire exprimer l’essentiel avec le moins de signes possibles. Or, on peut penser que la photo d’un cadavre ou celle d’un voleur n’apporte pas d’informations supplémentaires si ce n’est soumettre le sujet impliqué à la vindicte populaire. Par conséquent, ces pratiques obéissent assurément à des logiques, notamment celles qui croient aux vertus expiatoires de l’humiliation.
L’humiliation n’a pas de vertu expiatoire !
Cet autoritarisme tapageur, cavalier et humiliant des procédures judiciaires a un arrière-plan résolument colonial. Il faut peut-être rappeler que, dans son souci de contrôle des populations, l’administration coloniale a, en effet, souvent eu recours à l’humiliation publique comme moyen de dissuasion de la révolte. Pour elle, la justice s’entendait d’abord comme une fabrique d’exemples à éviter [6]. Cette croyance coloniale, d’après laquelle l’humiliation publique serait susceptible de produire des comportements jugés corrects, n’a visiblement pas quitté l’esprit des nouveaux gouverneurs du territoire. Il y a encore quelques années, les sévices corporelles étaient une « règle » à l’école primaire. Dans l’enseignement secondaire et même à l’université, on ne pense pas moins du fait que crier la médiocrité d’un étudiant devant ses camarades puisse avoir quelque chose de vertueux pour son émancipation.
La pulsion voyeuriste induisant la publication des photos de cadavre ou voleur présumé dans la presse gabonaise est en réalité une antithèse de l’histoire de ses sociétés. En effet, comme plusieurs sociétés au monde, les communautés gabonaises observent en général une forme de pudeur face au malheur. Cela se manifeste souvent par l’institution de ce qui s’apparente à un tabou sur la mort, lequel se matérialise par le fait qu’on s’abstienne, par exemple, de prononcer le nom d’un défunt pendant un certain temps. Mue par la conscience que le corps humain sans vie est une violence morale, la société essaie de s’en préserver à travers une certaine retenue. Aussi, exception faite de quelques marginales pratiques d’ordalie, la justice est rendue dans le souci de préserver le lien social et parfois cette dimension sociale l’obstrue. Cela peut être démontré par les codes rhétoriques de la palabre traditionnelle. Lorsqu’il s’agit de prononcer une décision de justice, le juge (Nzonzi dans le pays Punu) prend toutes ses précautions oratoires pour éviter les triomphalismes susceptibles d’écraser l’humanité de l’une des parties engagées. Cela ne veut cependant pas dire qu’il n’y a pas condamnation. C’est une véritable opération de réparation humaine du lien social par le verbe.
Du devoir de préserver l’humain
Le journaliste gabonais gagnerait à quitter la foule, afin d’exercer pleinement sa fonction d’information dans le respect de la dignité humaine. La foule est, comme l’estime Gustave Le Bon, un lieu d’évanouissement de la personnalité consciente [7]. Pour cette raison au moins, on peut douter de sa disposition à penser l’action. Or, justement parce que les assassinats et arrestations sont des souffrances qui méritent l’attention de la justice, nous devons prendre garde des réponses paresseuses, car même l’enfer est pavé de bonnes intentions. Même les plus beaux idéaux de justice ne sont pas à l’abri d’un avilissement de l’humain. La sanction pénale doit ainsi être constamment envisagée comme une réparation qui s’oblige à ne jamais quitter l’humain, c’est-à-dire « transmettre l’humain par l’éducation, par la culture, faire en sorte que les hommes deviennent des humains par une série d’interdits et de devoirs ». L’individu mis aux arrêts, quel que soit le grief porté à son encontre, est d’abord humain. À cet égard, ce qui lui est reproché est déjà une souffrance, d’abord pour sa victime présumée, ensuite pour la société et donc pour ses proches aussi. Dans ce contexte, l’anonymat des personnes impliquées devient, dans une certaine mesure, une considération nécessaire de ses possibilités de rédemption. In fine, pour le journaliste, la question devient celle de savoir si sa production contribue au moins à ne pas faire souffrir davantage d’autres personnes. Le sens humain de la justice est aussi à ce prix-là.
B. L. Doukaga
Références :
Éboussi Boulaga, Fabien (2009) : Les conférences nationales en Afrique noire : une affaire à suivre. Paris : Éditions KARTHALA.
Éboussi Boulaga, Fabien (2017) : « Le Muntu, l’intellectuel et la philosophie africaine ». Un entretien accordé à Delphine Abadie et Adam Abdou Hassan, et réalisé par Samuel Nguembock pour le site internet Thinking Africa. Le muntu, l’intellectuel et la philosophie africaine – Fabien Eboussi Boulaga – Thinking Africa consulté le 08.05.2022
Florence, Bernault (1999) : Enfermement, prison et châtiments en Afrique : Du XIXe siècle à nos jours. Paris : Éditions KARTHALA.
Le Bon, Gustave (1896) : Psychologie de la foule. Paris : Éditions Félix Alcan.
Ngowet, Luc (2001) : Petites misères et grand silence. Culture et élites au Gabon. Libreville : Éditions Raponda-Walker.
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Charte de Munich sur le journalisme, article 5.
Code de la communication en République Gabonaise, article 87.
Constitution de la République Gabonaise, Titre préliminaire : des Principes et droits fondamentaux, Article 1er, alinéa 2.
[1] Charte de Munich sur le journalisme, article 5.
[2] Constitution de la République Gabon, Titre préliminaire : des Principes et droits fondamentaux, Article 1er, alinéa 2.
[3]Code de la communication en République Gabonaise, article 87.
[4] La notion de témoin radical est empruntée à Éboussi Boulaga, Fabien (2009) : Les conférences nationales en Afrique noire : une affaire à suivre. Paris : Éditions KARTHALA.[5] Ngowet, Luc (2001) : Petites misères et grand silence. Culture et élites au Gabon. Libreville : Éditions Raponda-Walker, p. 64.
[6] Florence, Bernault (1999) : Enfermement, prison et châtiments en Afrique : Du XIXe siècle à nos jours. Paris : Éditions KARTHALA.
[7]Le Bon, Gustave (1896) : Psychologie de la foule. Paris : Éditions Félix Alcan.
[8] Eboussi Boulaga, Fabien (2017) : « Le Muntu, l’intellectuel et la philosophie africaine ». Un entretien préparé par Delphine Abadie et Adam Abdou Hassan, et réalisé par Samuel Nguembock pour Thinking Africa. Le muntu, l’intellectuel et la philosophie africaine – Fabien Eboussi Boulaga – Thinking Africa consulté le 08.05.2022