Nationalité, autochtonie et lutte pour les ressources de l’État !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
En 1992, Bertrand Badie publiait un essai intitulé « L’État importé ». Ce livre analysait des tendances, dans des États nouvellement indépendants, à s’arrimer aux standards internationaux, à singer un ordre politique eurocentré. Entre autres éléments figuraient les notions européennes de souveraineté et de territorialité, notions par lesquelles la question de l’immigration est devenue un problème politique. Tous ces « débats importés » n’ont assurément pas épargné le Gabon. Récemment nommé ministre de la (...)
En 1992, Bertrand Badie publiait un essai intitulé « L’État importé ». Ce livre analysait des tendances, dans des États nouvellement indépendants, à s’arrimer aux standards internationaux, à singer un ordre politique eurocentré. Entre autres éléments figuraient les notions européennes de souveraineté et de territorialité, notions par lesquelles la question de l’immigration est devenue un problème politique. Tous ces « débats importés » n’ont assurément pas épargné le Gabon.
Récemment nommé ministre de la communication au sein du gouvernement de la transition, la nationalité gabonaise de Laurence Ndong a fait l’objet d’une vive polémique. Au regard des positions prises à cette occasion, on peut difficilement, en effet, prouver qu’il y ait eu un quelconque souci de donner une intelligibilité au phénomène. Manifestement, la préoccupation essentielle était portée sur l’exposé de quelques certitudes qui qui se rattachent à deux grands pôles : (1) la récitation béate du code gabonais de la nationalité et (2) l’affirmation d’une préséance de l’autochtonie jamais étayée. Se méprisant réciproquement, ces deux (im)postures ont amputé le problème posé de sa complexité historique et sociale, lui préférant les anathèmes moraux : xénophobe, aliéné, vendu antipatriote, etc. Or, parce qu’il s’agit bien d’énoncés politiques, il serait important d’évoquer ce qui rend possible ce voyeurisme identitaire et le climat de délation qui l’accompagne.
Au Gabon, la contestation de la nationalité de certaines personnalités publiques, qui par ailleurs n’est pas nouvelle, semble s’inscrire dans ce cadre mimétique. Pour cette raison, on peut au moins supposer que ces discours sur l’appartenance au Gabon ont quelque chose de chronique, dans le sens où ceux-ci apparaissent avec une certaine régularité. Une certaine opinion gabonaise n’attribuait-elle pas déjà à Omar Bongo des origines centrafricaines ? En plus de la contestation permanente de sa filiation depuis 2009, la mauvaise gouvernance d’Ali Bongo était parfois expliquée par ce grief originel, d’après lequel celui-ci n’aurait pas vraiment d’attachement avec le pays, du fait de son origine étrangère supposée. C’est dans cet esprit que certains opposants à Ali Bongo ont utilisé le terme « légion étrangère » pour désigner son aéropage de collaborateurs venus de par le monde.
Perceptions gabonaises de la nationalité
Évoquer tous ces débats sur la contestation de la nationalité commande de prendre en compte un certain nombre de facteurs socio-anthropologiques et historiques. Cela n’est pas l’apanage du Gabon. L’État gabonais a sous son administration affaire à un ensemble de communautés historiques qui servent d’éléments d’identification et de justifications politiques d’affectation des ressources. Malgré la dimension trans-Étatique de ces communautés, l’identification stato-nationale s’est peu à peu bâtie sur un ensemble de référents ethnolinguistiques. Ainsi, les actes de naissance gabonais indiquent la « coutume des parents ». De même, lors d’un contrôle de police, il arrive souvent que l’agent de police ou le gendarme procède à un test de langue (language assessment) pour certifier la nationalité de l’individu contrôlé lorsque celui-ci n’a pas de pièce d’identité. Les neuf membres de la cour constitutionnelle gabonaise sont désignés suivant leurs provinces d’origine.
Dans ce contexte, le code de la nationalité apparait comme un vernis, une sorte de république pour la forme, une forme qui n’a pas d’emprise sur la réalité sociale, l’essentiel s’opérant dans les marges du droit moderne. À l’occasion de son premier discours en qualité de président de la transition, Brice Clotaire Oligui Nguema s’est fait le héraut de ces perceptions gabonaises. Dans le droit fil de ce discours, la charte de la transition dispose en son article 44 que les membres du gouvernement doivent être Gabonais d’origine. Parallèlement, ou peut-être consécutivement à cela, il faut noter que des manifestations spontanées ont eu lieu ces derniers jours devant des commerces de Mont-Bouët, le plus grand marché du Gabon, dans lequel exercent de nombreux commerçants venus d’Afrique de l’Ouest. La discussion de cette grande question a malheureusement débouché sur deux affirmations péremptoires : « les Gabonais sont xénophobes, mais ils sont dans le déni » versus « Si les Gabonais sont xénophobes, alors tous les pays le sont ». Ces deux positions reposent sur l’observation de certains cas, observation de laquelle est tirée une caractéristique générale.
Brève généalogie de la morale
Le Gabon tire ses ressources de la rente de ses matières premières. L’État gabonais est presque naturellement le premier pourvoyeur d’emplois, la gouvernance patrimoniale du pays accentuant la compétition pour le partage des ressources de l’État (provinces, ethnies, clans, amis, etc.). Dans cette course pour les prébendes de l’État, certains acteurs produisent des critères discriminants pour amoindrir la concurrence.
Les débats sur la xénophobie abordent rarement les conditions matérielles par lesquelles ceux-ci sont rendus possibles. La juste critique de la xénophobie a en effet du mal à sortir du terrain de l’innocence morale. Peut-être faut-il rappeler que la morale est souvent l’expression de certaines conditions matérielles d’existence. Cela dit, certains se bornent compulsivement à des condamnations de principe qui, cependant, s’abstiennent malheureusement de chercher la signification de toutes ces choses incontestablement mal exprimées. D’une certaine manière, ces belles âmes se donnent bonne conscience à moindre frais. Comme dans une église de réveil, on se pense élu à partir du moment où on reconnait publiquement la faute commise. Les différents positionnements vis-à-vis d’une certaine énonciation, voire dénonciation de l’étranger en vogue fait pourtant écho a des inégalités sociales sans cesse croissantes au Gabon. La posture libérale et forcément cosmopolite peut se traduire comme l’expression des vainqueurs de la mondialisation, ceux qui promeuvent l’État minimal pour favoriser un darwinisme social mondialisé, considérant les injustices sociales comme des lois de la nature(Spencer). Pour le cas du Gabon, elle rassemble toutes ces personnes qui ont un passeport (peut-être faut-il préciser que le passeport au Gabon est un bien rare), qui ont pu avoir une expérience des pays étrangers et qui gagnent plus que passablement leur vie. Leur morale cosmopolite ne tombe pas du ciel. Elle nait de cet itinéraire social.
Face à cette minorité, il y a une majorité écrasante de Gabonais, pour laquelle la mondialisation de l’économie signifie d’abord appauvrissement à cause d’un certain libéralisme outrancier qui a promu l’idéologie de « l’État minimal ». Ne disposant pas de capitaux pour prendre part à la lutte à mort qui lui est livrée sur le terrain du totalitarisme marchand, elle n’a plus qu’un seul moyen : réhabiliter l’État pour organiser la production et la distribution équitable des richesses.
« Attirer les investisseurs »
À l’instar de nombreux pays, la mondialisation de l’économie a sans aucun doute profité à de millions personnes. Parallèlement, de millions d’autres en ont fait frais, car la dérégulation libérale qui lui est inhérente a lâché les chiens du marché au point que la compétition se transforme une lutte à mort. Le Gabon n’étant pas immunisé contre toutes ces conséquences du libéralisme mondialisé. Sous la pression des inégalités sociales, quelques opérateurs économiques gabonais ont manifesté un besoin de protectionnisme. Ces manifestations ont parfois emprunté une rhétorique xénophobe. Par-delà les condamnations morales des différentes déclarations, ces erreurs d’appréciation traduisent certaines conditions matérielles d’existence. Dans un pays où « attirer les investisseurs » est devenu un objectif en soi, les inégalités sociales sont vécues comme des catastrophes naturelles, c’est-à-dire des réalités contre lesquelles l’homme ne peut pas faire grand-chose. La lutte pour la justice sociale justifie-t-elle une préséance nationale, voire autochtone ? À ce propos, Marx et Engels font l’observation suivante :
En outre, on accuse les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit, en premier lieu, conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationalement dirigeante, devenir lui-même la nation, il est encore par-là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. (…)
Par-delà le bien et le mal qu’incarneraient ces deux positions socialement situées, celles-ci rendent surtout compte d’une fatale absence de conscience de classes. En effet, la préséance des autochtones et le cosmopolitisme des charlatans du libéralisme outrancier n’examinent nullement les rapports sociaux. Parce que gouverner par des autochtones, le Gabon sortirait, semble-t-on nous dire, soudainement de toutes ces inégalités sociales. Inversement, l’élan d’âme des cosmopolites s’abstient d’interroger la source des injustices sociales favorisées par la captation des richesses par quelques individus gabonais ou pas. Tous ces discours de tolérance ou d’exclusion sont des manifestations de rapports sociaux de domination. Pour cette raison, la solution à cet identitarisme devrait s’élaborer en tenant compte de l’expérience sociale des acteurs. Car, pour beaucoup des damnés de la mondialisation le libre-échange de la bourgeoisie est encore un grand luxe qui peut leur couter la vie dans ce monde darwinien. L’objectif doit donc être celui de réduire les injustices sociales si on veut vraiment s’attaquer la racine du problème.
Références :
Bertrand Badie, L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre politique. Paris, Éditions Fayard, 1992.
Karl Marx & Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Bureau d’Éditions de Paris, 1938.