« Les élections des autres » : regard sur quelques postures africaines. . Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
Plus que jamais, le monde s’offre à nous comme une kermesse d’idées. Nous sommes constamment soumis à la pression de cette offre abondante. À l’occasion d’événements et des exigences d’efficience qu’impose l’époque, l’économie du temps dévolu à l’examen semble se faire sans tambour ni trompette. Or, sans examen, l’adhésion à des slogans et autres mots d’ordre n’est qu’asservissement. En raison d’un certain écart entre l’expérience qui nous entoure et certaines postures, ce propos veut porter quelques (...)
Plus que jamais, le monde s’offre à nous comme une kermesse d’idées. Nous sommes constamment soumis à la pression de cette offre abondante. À l’occasion d’événements et des exigences d’efficience qu’impose l’époque, l’économie du temps dévolu à l’examen semble se faire sans tambour ni trompette. Or, sans examen, l’adhésion à des slogans et autres mots d’ordre n’est qu’asservissement. En raison d’un certain écart entre l’expérience qui nous entoure et certaines postures, ce propos veut porter quelques considérations sur le commentaire africain sur des enjeux électoraux de la France.
Des contradictions
Les États africains ne manquent pas d’événements politiques dont la gravité aurait pu laisser penser qu’elle accoucherait des engagements, des tribunes, des prises de position de la part d’intellectuels africains. Or, quand il est question d’un événement politique important dans un État africain (surtout francophone), on constate que le personnel critique à l’œuvre ne dépasse que très rarement les frontières dudit État. C’est peut-être ici l’angle mort de l’internationalisme de la critique. Car, en dépit de la diversité d’offres politiques, presqu’aucun projet politique africain ne semble être digne de bénéficier d’une consigne de vote venant de ces penseurs dont la reconnaissance internationale ne souffre par ailleurs d’aucune contestation. À leur décharge, il faut reconnaitre qu’ils se sont pourtant souvent construits sur la critique des satrapes, mais celle-ci ne s’est presque jamais muée en un soutien pour une offre alternative. De ce point de vue, on pourrait estimer que l’esprit de Berlin 1884/ 1885 organise efficacement l’institution du silence quand il n’est simplement pas question de la délégitimation de la critique faute d’avoir le passeport requis. Cela prend la forme d’une syntaxe assez simple : « Ne parlez pas des choses de notre pays ! ».
Parallèlement à cela, l’élection du président de la République française est l’objet d’une curieuse profusion de commentaires décomplexés et de prises de position publiques. Ce propos pourrait porter sa propre contradiction dans la mesure où il est une critique du commentaire africain des enjeux politiques intérieurs de la France. Il faut en assumer les limites. Cela dit, notons que ces objecteurs de conscience « à la carte » ne sont si promptement prolixes que lorsqu’il s’agit de se positionner par rapport à des questions de politique intérieure de la France. Sans nier ses articulations aux problématiques des États africains francophones, on ne peut pas ne pas interroger les déterminations qui les rendent évidentes ? Pour ce faire, il ne serait pas inutile de rappeler que certains commentateurs ont trop vite fait de simplifier la question en réduisant l’identification au débat politique français à la variable générationnelle et que, par conséquent, l’émancipation du sujet africain adviendrait naturellement au fil de générations. Francis Kpatindé affirmait en 2017 dans un entretien accordé à Le Point Afrique :
Les nouvelles générations n’y croient plus. Ils n’ont pas ce francocentrisme ou cette francophilie qui ont pu animer leurs parents. Ils ne rêvent pas de Paris, de venir en France, ils rêvent d’aller ailleurs. Ce sont des signaux qui ne trompent pas. Autre marqueur important : il n’y a plus sur le continent de fanatiques de l’équipe de France de football, comme ça a pu être le cas auparavant. Les jeunes Africains ne s’identifient plus à cette équipe, qui est pourtant très colorée.
L’intérêt pour la politique française relevé ci-dessus exige que cette position soit nuancée. Car, s’il est indéniable qu’il y a un désenchantement consécutif à la politique étrangère de la France en Afrique, il va cependant sans dire que cette déception n’exclut pas nécessairement la permanence d’une sorte d’admiration jugée coupable et donc réprimée en raison de la violence de l’histoire coloniale. Il s’agit donc d’une troublante ironie, voire d’une ambigüité entretenue dans une certaine mesure. Que dire de cette ambigüité ?
Des lieux de constitution
Parce que les dimensions économique et militaire ont longtemps cristallisé les critiques et, par voie de conséquence, fait écran à d’autres aspects de la domination de la France en Afrique francophone, le domaine du symbolique reste le parent pauvre de cette affaire. Or, si on en croit Castoriadis, les institutions sont de façon générale imbriquées dans des réseaux symboliques suivant lesquels s’organisent des ordres, des injonctions, des incitations à faire ou à ne pas faire. Partant de ces considérations, les tribunes et autres appels d’Africains à voter pour tel candidat plutôt que pour un autre s’inscrivent dans une sorte de conscience de l’empire colonial. En effet, cette considération pour l’empire se présente comme le résultat d’un processus de domination qui matérialise le rapport entre le centre et sa périphérie. Dans le contexte colonial, d’après Achille Mbembe, cela exigeait que « dominants et assujettis fantasment et s’accordent sur un minimum de rites d’interaction ». De cette interaction asymétrique nait, me semble-t-il, une dépendance par laquelle se structurent les attentions portées aux questions de politique intérieure de la France. Ainsi, en plus du Camp de Gaulle, de Total, de Comilog ou de Areva, la mécanique de domestication opère à travers les bienveillances de Campus France, France24, RFI, TV5, Canal+, Instituts français, etc. D’ailleurs, à la suite de la décision du gouvernement du Mali de suspendre la diffusion de RFI et France 24 sur son territoire, le quotidien français Libération n’hésitait pas à titrer : « Soft Power : Mali : RFI et France 24 réduits au silence par Bamako ». Il s’agit de refouler la réalité impérialiste par le choix de « soft power ». Cet euphémisme américanisant est d’une efficience implacable. En Afrique francophone, ces entités sont des lieux de culture par excellence pour un certain groupe d’Africains dont le profil sociologique reste à préciser. Elles sont à la fois des espaces commerciaux, d’exposition, de discussion publique et des lieux du jugement. Ces pôles ordonnateurs d’informations, donc disséminateur de pouvoir, sont constitutifs d’un discours. Celui-ci se présente comme une instance régulatrice par le choix qu’elle impose en déterminant ce qui est digne d’être évoqué. En d’autres termes, il s’agit d’un pouvoir éditorial structurant ce qui doit être débattu. C’est dans ce contexte particulier que la politique intérieure de la France devient un enjeu domestique pour de nombreux Africains.
Des conditions matérielles
Outre le pouvoir culturel de la France, le phénomène peut aussi s’expliquer sur un terrain matériel. En effet, l’idée de « communauté d’oppression », sur laquelle se fondent souvent ces prises de parole autorisées, repose sur un postulat qui fait fatalement l’économie des divergences d’intérêts entre ces pôles afropéen et eurafricain vivant en Occident et ceux d’Africains du continent. Pour cette raison, les tribunes, soutiens et autres appels à l’occasion d’une élection française sont des énoncés indissociables des institutions matérielles à partir desquelles ils sont produits. Comme le démontre Claire Ducournau sur la reconnaissance littéraire de certains auteurs africains, ces espaces d’énonciation offrent à la fois ressources, contraintes et légitimité. Ces trois dimensions pourraient être appliquées mutatis mutandis aux positions politiques évoquées ici. Dans l’asymétrie qui marque les rapports Nord/Sud, les acteurs issus des diasporas ne peuvent que très difficilement produire un discours qui sorte du transnational, du global ou de l’universel. Cela est légitime. Il n’y a rien d’infamant à ce que la biographie recoupe les idées. Cela dit, on peut avoir des réserves quand ces idées prennent la forme d’une domination de classe, c’est-à-dire quand des positions politiques historiquement situées se présentent comme les seules raisonnables et universelles en oblitérant la particularité de la situation sociale qui les rend possibles. En rendant les intérêts de son pays d’origine consubstantiels à ceux de sa situation d’immigré en Occident, cet essentialisme, reposant sur le postulat d’un continuum d’intérêts voulus invariables, participe des stratégies de domestication des discours africains. Maboula Soumahoro présente ces contradictions dans les termes suivants :
(…) Ainsi quel que soit le traitement subi en terre française, nous bénéficions indirectement des politiques impérialistes et néocoloniales de la France à l’étranger. Et, parfois, ces politiques affectent les pays dont sont originaires nos parents et aïeux (…) En effet, il nous arrive de devoir porter le poids de la culpabilité de passer pour des « blancs » aux yeux de nos parents et de la famille restée « au pays » et de ceux du pays arrivés plus récemment.
Dans ce contexte, le regard africain sur des enjeux électoraux de la France et de l’Occident de façon général doit faire l’effort de s’émanciper de cette tutelle qui l’assimile à des intérêts nés des situations sociales particulières, notamment celles des « subalternes » des pays du nord. Car l’universalité proclamée des valeurs politiques de ces « citoyen du monde » rencontre presque toujours des difficultés de traduction sur le terrain africain. Au terme de la dernière édition des Ateliers de la pensée à Dakar, Maboula Soumahoro exposait cette dissonance :
« J’ai ici en tête le manque de circulation, et l’impossibilité de la traduction de ces savoirs. Leur production, leur canonisation, leur panthéonisation et l’ensemble des mécaniques d’exclusion qu’elles engendrent. La satisfaction de mon « je » de « savante » nourrit-elle le collectif, le « Nous » au-delà de ma propre personne ? Telle est la question. Je l’ai dit : c’est l’histoire d’une désillusion. »
En dépit de leur diversité, les diasporas africaines bénéficient dans une certaine mesure du déséquilibre des relation Nord/Sud. Le fait de vivre en Occident, lieu de la culture dominante, semble donner lieu à certaines prétentions qui, par son pouvoir épistémique, refuse d’acter le désaccord politique sur ce qu’on croit être l’intérêt général des « damnés de la terre ».
Au terme de ce propos, il ressort que les appels africains à voter pour tel candidat et pas un autre à l’occasion d’élections françaises apparaissent comme une victoire de l’empire qui, bon an mal an, est parvenu à muer ces propres enjeux de pouvoir en question domestique importante de sa périphérie. Amor fati. Parce qu’il faut avoir conscience de ces mutations, la circularité du retour aux sources demeure une formidable solution à éviter. Alors, il faudra faire de la politique, c’est-à-dire prendre congé des considérations unanimistes faisant correspondre, à tort, la communauté d’intérêts politiques et économiques à la communauté d’origine, et ce, bien que certaines contingences les aient parfois assimilées. Mais cela n’implique pas un rapport de nécessité. L’émancipation tant professée est aussi au prix de la prise en compte de cette complexité.
Ben Loïc Doukaga
Citoyen gabonais
Francis Kpatindé, propos recueillis par Agnès Faivre : « Kpatindé : "L’Afrique prend ses distances avec la France" », entretien publié le 19.04.2017 sur le site de Le Point Afrique https://www.lepoint.fr/afrique/kpatinde-l-afrique-prend-ses-distances-avec-la-france-19-04-2017-2120929_3826.php consulté le 22.04.2022.
Cartoriadis, Cornelius (1975) : L’institution imaginaire de la société. Paris : Éditions du Seuil, p.174.
Mbembe, Achille (1996) : La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, 1920-1960 : Histoire des usages de la raison en colonie. Paris : Éditions KARTHALA, p. 25.
https://www.liberation.fr/international/afrique/mali-rfi-et-france-24-reduits-au-silence-par-bamako-20220317_6CYAQK6YHVGATJCNIXNC3DLE5E/ consulté le 22.04.2022
Bhabah, Homi K (1994) : The Location of Culture. London & New York : Routledge, p.31.
„Communauté d’oppression“ se réfère ici à la définition de la Négritude proposée par Aimé Césaire à l’occasion de la Première conférence hémisphérique des peuples noirs de la diaspora.
Ducournau, Claire (2017). La Fabrique des classiques africains. Paris : Éditions du Cnrs, p. 265.
Soumahoro, Maboula (2020). Le Triangle et l’Hexagone. Réflexion sur une identité noire. Paris : Éditions La Découverte, p. 142.
Maboula Soumahoro, Propos recueillis à Dakar, par Valérie Marin La Meslée. 28/03/2022, Le Point Afrique. https://www.lepoint.fr/afrique/dakar-ateliers-de-la-pensee-2022-quand-les-arts-pensent-28-03-2022-2469972_3826.php consulté le 22.04.2022
Références
Bhabah, Homi K (1994) : The Location of Culture. London & New York : Routledge, p.31.
Cartoriadis, Cornelius (1975) : L’institution imaginaire de la société. Paris : Éditions du Seuil, p.174.
Ducournau, Claire (2017) : La Fabrique des classiques africains. Paris : Éditions du Cnrs, p. 265.
Mbembe, Achille (1996) : La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, 1920-1960 : Histoire des usages de la raison en colonie. Paris : Éditions KARTHALA, p. 25.
Soumahoro, Maboula (2020) : Le Triangle et l’Hexagone. Réflexion sur une identité noire. Paris : Éditions La Découverte, p. 142.
Soumahoro, Maboula, propos recueillis à Dakar par Valérie Marin La Meslée. 28/03/2022, Le Point Afrique. https://www.lepoint.fr/afrique/dakar-ateliers-de-la-pensee-2022-quand-les-arts-pensent-28-03-2022-2469972_3826.php consulté le 22.04.2022
Francis Kpatindé, propos recueillis par Agnès Faivre : « Kpatindé : "L’Afrique prend ses distances avec la France" », entretien publié le 19.04.2017 sur le site de Le Point Afrique https://www.lepoint.fr/afrique/kpatinde-l-afrique-prend-ses-distances-avec-la-france-19-04-2017-2120929_3826.php consulté le 22.04.2022.
https://www.liberation.fr/international/afrique/mali-rfi-et-france-24-reduits-au-silence-par-bamako-20220317_6CYAQK6YHVGATJCNIXNC3DLE5E/ consulté le 22.04.2022