« Le Bantu a besoin de son chef… » - L’émancipation à l’épreuve de la « raison ethnologique » !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
Depuis son indépendance, le Gabon est dirigé par des héritiers gabonais du colonialisme français. En dépit des décennies passées, ceux-ci ne se sont jamais embarrassés d’avoir recours aux moyens coloniaux de contrôle des populations. En plus de la coercition, l’un des instruments d’émerveillement en usage est en effet le salaire qui, contrairement à ce qui peut avoir cours dans une société libre, constitue d’abord une ressource pour l’achat de l’obéissance (Mbembe). Depuis lors, la subordination, le culte (...)
Depuis son indépendance, le Gabon est dirigé par des héritiers gabonais du colonialisme français. En dépit des décennies passées, ceux-ci ne se sont jamais embarrassés d’avoir recours aux moyens coloniaux de contrôle des populations. En plus de la coercition, l’un des instruments d’émerveillement en usage est en effet le salaire qui, contrairement à ce qui peut avoir cours dans une société libre, constitue d’abord une ressource pour l’achat de l’obéissance (Mbembe). Depuis lors, la subordination, le culte du chef, des automatismes oligarchiques, des réflexes ploutocratiques, etc. nés de cette histoire particulière ont produit une hégémonie certaine qui confère à l’autoritarisme généralisé au Gabon son évidence.
Pragmatisme électoraliste ou nouvelle indigence politique ?
Malgré cette situation, les appels au changement, dans leurs démarches politiques, n’accordent que très peu d’importance à une émancipation de la personne et du peuple, pourtant nécessaire pour la résolution durable du problème posé. De fait, une partie de l’opposition s’imagine une alternance qui s’opérerait par procuration, c’est-dire-dire par le combat bienveillant d’une avant-garde prétendument éclairée ou nantie désignée dans des conditions obscures. Pour cette frange de l’opposition, l’alternance apparait comme un objectif politique en soi dont l’évidence problématique n’est jamais mise en question. Partant de cela, cette fin politique peut parfois justifier une certaine pulsion anti-pluraliste, comme l’idée de candidature unique le démontre. Dans le contexte autoritaire d’un « État néopatrimonial », estiment-ils, l’union de tous derrière un oligarque fraichement repenti au nom du souverain bien du peuple, vis-à-vis duquel il n’attend que « soutien sans faille », va sans dire. Pour certains, l’heure n’est pas véritablement au débat, estimant que le plus important est de parvenir à l’alternance politique. Ainsi la stratégie électorale préempte-elle tout le débat politique quand elle ne lui est pas complètement consubstantielle. Cette position électoraliste, qui se présente elle-même comme un réalisme politique, nait d’une simplification du problème gabonais. Prosaïquement, on pourrait le résumer à ceci : « Ali Bongo et ses copains sont le problème du Gabon. Il suffirait de les remplacer et nous voilà libres dans une démocratie ». Ce constat simpliste débouche fatalement sur un séquençage de la lutte dont la première étape, au nom de l’urgence, choisit de se passer de certains principes comme la délibération, l’égalité, la liberté, la transparence, etc. Fait-il sens d’aspirer à la démocratie en se soustrayant de ses fondements les plus élémentaires ? Dans ce contexte qui réduit l’action politique à l’immédiat besoin de triomphe électoral, la sociologie du Gabon passe très vite pour une loi de la nature. De ce point de vue, la politique devient une identification de ces nouvelles lois de la nature sociologique, à partir desquelles on élabore ensuite l’action pour la seule fin de la victoire électorale. Au lieu d’être un effort d’élucidation et de redressement, la politique se réduit à une logique de court terme qui consiste à additionner des voix quoiqu’il en coute. Tout ceci se traduit par l’hégémonie intellectuelle des autoritarismes qui saturent les représentations collectives de la politique au Gabon. Tout cela n’est pas questionné. Quand ce devoir est fait, cet examen critique nécessaire fait l’objet d’un procès en idéalisme, c’est-à-dire un discours ayant perdu le sens de la réalité.
Le poncif ethnologique comme éjection du politique
Au cours d’un échange sur la politique gabonaise, avait été émise l’idée d’une expérience politique de l’égalité et de la délibération dans les structures politiques dites d’opposition dans le but d’une émancipation de la personne et du peuple. Elle apparaissait en effet comme nuance aux appels qui faisaient de la « candidature unique » le sens presque ultime du vote, et ce, en déléguant la détermination de cette candidature à une oligarchie. Cet appel à une participation politique du peuple dans la conception de projet de candidature et la critique de la reproduction des logiques de subordination ne va pas de soi. L’élection étant objectivement perçue comme un moment paroxystique de la politique, les projets tendent plutôt à n’être qu’un tissu de conformismes. Ainsi pouvait-on entendre cette curieuse phrase : « Le Bantu a besoin de son chef ». Autrement dit, ce n’est pas le moment d’évoquer les rapports de sujétion politique, car le besoin d’un guide, l’inclinaison naturelle a exigé une tutelle serait un trait essentiel du Bantu. Ce romantisme, qu’on attribuerait volontiers à des ethnologues des temps coloniaux, habite encore des croyances politiques de nombreux Gabonais. Il s’agit d’une sorte de providentialisme qu’on croit indispensable à la mobilisation populaire. Aimé Césaire n’avait sans doute pas tort de penser qu’une civilisation qui ruse avec ses principes est condamnée à s’étioler (cf. Discours sur le colonialisme). A-t-on seulement pris conscience de ce que l’objectif demeure l’émancipation par la lutte populaire pour l’exercice effectif des droits civiques au Gabon ? Pourquoi combattre un régime néocolonial si c’est pour reproduire les mêmes mécanismes de domination ? Est-il possible d’accéder à une société libre par le biais d’une sous-traitance ? La démocratie ne serait-elle pas plutôt la conséquence d’une expérience de l’égalité entre sujets devenus libres par un travail dont l’objectif devra être l’émancipation ? De nombreux observateurs font le constat d’une dépolitisation massive. En comparaison à la génération qui s’est battue pour le multipartisme, de nombreux Gabon s’intéressent de moins en moins à la politique aujourd’hui. Au lieu de s’orienter vers des modes d’action qui favoriserait la participation politique, on note qu’une partie de l’opposition fait le choix d’un pragmatisme électoraliste pauvre, sans hauteur de vue historique.
Sortir du stratégisme électoraliste et mobiliser sur la base d’un idéal politique
La situation politique du Gabon est plus complexe qu’un simple remplacement d’hommes, remplacement dont l’urgente résolution justifierait, dit-on, l’usage de raccourcis et la suspension des idéaux. Tous ces discours œuvrent à la solidification des conservatismes fonctionnels pour le seul bénéfice d’une oligarchie. Comme tout bon régime autoritaire, le régime gabonais repose en effet sur deux ressources au moins. D’une part, il faut noter la face visible l’iceberg : la coercition physique par laquelle il impose sa volonté à tous. D’autre part, il y a la domination (« Herrschaft » chez Weber), c’est-à-dire un rapport d’obéissance par lequel les volontés du pouvoir trouvent exécution dans la population. À ce jour, la question de la domination demeure le parent pauvre du combat politique au Gabon. Presque tout le monde se limite à s’émouvoir de l’usage propagandiste des artistes ou de voir des pauvres des bidonvilles soutenir le régime de Bongo. Une approche politique conséquente devrait pouvoir dépasser le psychologisme ou le bannissement pour comprendre les dispositifs qui rendent l’obéissance possible et obstruent la manifestation d’une conscience civique libre.
Une démocratie ne peut s’établir en faisant l’économie de l’émancipation de ceux pour qui elle est pensée. Cette émancipation ne s’obtient pas par décret, il ne s’agit pas d’une entité éthérée ou d’un fétiche opératoire et utilisable une fois que Bongo et ses amis seront écartés du pouvoir. Bien au contraire, elle est le produit d’une expérience sociale vécue, expérience grâce à laquelle la culture des valeurs de délibération collective, d’égalité et de liberté donne au sujet citoyen toute sa dignité. C’est en cela que l’idée d’introduction de la démocratie peut avoir une dimension anti-démocratique dans la mesure où ceux qui sont censés détenir le pouvoir sont enfermés dans un attentisme, condamnés à un rôle d’électeurs passifs qui, dit-on, n’auraient pas vraiment le temps de discuter.
En considération de ce qu’en démocratie c’est le peuple qui s’institue comme pouvoir de décision collective (Cartoriadis), il est du devoir des formations politiques de travailler pour l’avènement du citoyen véritable. Cela passe nécessairement par une émancipation des personnes qui constituent le peuple. Il est question de sortir l’Homme du statut de mineur dans lequel l’habitude l’a embrigadé, comme Kant nous le fait observer. La particularité du mineur est qu’il a toujours besoin d’un tuteur. De ce fait, il n’est pas vraiment libre. Cette émancipation doit s’inscrire sur la longue durée, car il s’agit d’une œuvre de longue haleine qui ne doit pas être jugée au gré de la seule temporalité électorale, son horizon étant la co-construction d’une société de liberté. Concrètement, il s’agit de promouvoir ces idées par l’exemple en responsabilisant le peuple dans toutes les structures politiques, en refusant la tyrannie du candidat naturel, en rejetant les tentations unanimistes, en s’écartant de la facilité de la sous-traitance et des mots d’ordre pour privilégier la délibération collective. Karl Jaspers nous enseigne que le grand politicien est celui qui, dans la tension entre pragmatisme électoraliste et la lutte pour la liberté, « trouve l’action qui lui permet l’affirmation de soi, celle qui ennoblit l’Homme en la personne de son peuple ». Pour cette raison, la politique doit reposer sur un idéal à partir duquel le peuple se mobilise. Les stratégies d’accession au pouvoir ne sont pas source de mobilisation viable quand on veut bien considérer le problème gabonais dans toute sa complexité. À propos de l’argument d’après lequel il n’y aurait plus de temps pour discuter des idées et l’heure serait entièrement dévolue à l’action, il est important de rappeler que ce sont les idéaux qui donnent sens à toute action politique. Car la mobilisation populaire recherchée pour agir politiquement trouve justification dans les idées. En entame de Lettre à Ménécée, Épicure nous rappelle ceci : « Il n’est en effet, pour personne, ni trop tôt ni trop tard lorsqu’il s’agit d’assurer la santé de l’âme ». L’enjeu étant bien l’émancipation des gens par l’expérience vécue, les idéaux méritent en effet d’être promues comme des sources de mobilisation, la mobilisation populaire qui seule est susceptible de mettre un terme à un régime autoritaire. En brocardant l’idéal pour préférer le calcul d’une mobilisation de circonstance, l’action politique se vide de son potentiel émancipateur, même si cela peut aboutir, grâce à un heureux malentendu, à une victoire électorale.
Références :
Achille Mbembe (2000). De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Paris : KARTHALA, p. 74.
Cornelius Castoriadis (1975). L’institution imaginaire de la société. Paris : Seuil, p. 235.
Épicure (2020). Lettres à Ménécée. Paris : Flammarion, p. 43.
Immanuel Kant (1784). „Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ?“ In : Berlinische Monatschrift, Dezember-Heft p. 481.494. https://www.rosalux.de/fileadmin/rls_uploads/pdfs/159_kant.pdf consulté le 12.08.2023
Jean-Loup Amselle (2009). Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs. Paris : Payot et Rivages, p. 35. (La notion de « raison ethnologique » est tirée de cet ouvrage)
Karl Jaspers (2002). Initiation à la méthode philosophique. Paris : Payot et Rivages, p. 95-96.
Max Weber (2016). Concepts fondamentaux de sociologie. Paris : Gallimard, p. 159-160.