Débrouillardise entrepreneuriale - le « sauve-qui-peut » érigé en politique publique !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
En début d’année 2023, paraissait un essai intitulé Le mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley (Éditions la Découverte). Partant de l’observation que l’entrepreneur est souvent présenté sous les traits du génie, c’est-à-dire une sorte d’individu habité par la grâce, quelqu’un qui produit sans être lui-même le produit de quoique ce soit, Anthony Galluzzo y analyse la structuration narrative du discours héroïques sur l’entrepreneur, discours au bout duquel la mise en scène de la figure (...)
En début d’année 2023, paraissait un essai intitulé Le mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley (Éditions la Découverte). Partant de l’observation que l’entrepreneur est souvent présenté sous les traits du génie, c’est-à-dire une sorte d’individu habité par la grâce, quelqu’un qui produit sans être lui-même le produit de quoique ce soit, Anthony Galluzzo y analyse la structuration narrative du discours héroïques sur l’entrepreneur, discours au bout duquel la mise en scène de la figure typique du self-made-man fonctionne comme un obstacle à la compréhension des phénomènes socio-économiques. A partir des récits médiatiques et populaires sur Steve Jobs, il relève l’invisiblisation manifeste d’un acteur majeur : l’État. Totalement éclipsé, écrit-il, l’État n’a pas sa place dans les mythes de la genèse entrepreneuriale.
Les affranchis
Au moment où se pose au Gabon avec acuité le problème du chômage massif, apparaissent dans l’espace public de curieuses postures, particulièrement anti-sociologiques, antimatérialistes et indéterministes. En effet, alors que toute une jeunesse au chômage se mobilise massivement à la moindre occasion d’intégrer l’administration publique, quelques personnalités biberonnées aux conformismes de notre temps appellent, sans pudeur, à penser à « lancer une activité ». « Il faut se lancer dans l’entreprenariat. L’État ne peut pas tout faire », ainsi s’énonce la solution paresseuse à un problème manifestement mal posé : le chômage massif au Gabon. Dans une société gabonaise enivrée par des slogans promouvant ses petites absurdités au quotidien, ce mantra passe pour une évidence. En effet, appelant avec zèle à la responsabilité individuelle, ce discours sur l’État se vautre chaque jour dans la suffisance, l’autosatisfaction inexpliquée d’un État qui croit avoir tout fait. Comparée à la réalité du dénuement dans le pays, cette curieuse dissonance traduit une certaine culture répandant l’opinion selon laquelle l’État ne serait in fine qu’un bénévole comme les autres, que rien ne l’oblige, qu’il fait ce qu’il veut. En dépit de l’histoire particulière de l’économie du Gabon, les (im)postures actuelles, brandissant l’entrepreneuriat comme la panacée des problèmes du chômage au Gabon, ne font en réalité que participer à un renoncement, intégrant l’idée que le rôle de l’État serait mineur en la matière. Ainsi les chômeurs deviennent-ils des coupables tout désignés, coupables d’avoir des attentes démesurées en termes de politiques publiques. Sans doute faut-il y voir le signe supplémentaire d’un refus cynique ou d’une incapacité socio-historiquement construite à saisir tout propos dans un rapport à la situation historique de son énonciation. Si un tel appel à la débrouillardise venait uniquement de ces innombrables personnages qui, à travers les réseaux sociaux, débitent des platitudes sur les recettes de la réussite, cela serait presque dans l’ordre des choses. Mais cette fois, ce discours a ceci de particulier qu’il est tenu par certains responsables politiques issus de la société civile, donc qu’on supposait avoir un certain sens collectif de la vie bonne. Comment peut-on promouvoir aussi naïvement une logique de sauve-qui-peut quand on a une certaine connaissance du fondement structurel du chômage de masse au Gabon ?
L’État patrimonialisé
Pour l’instant, « lancer une petite activité » reste un euphémisme de la débrouillardise. Même si ceux qui érigent ce « sauve-qui-peut » en politique publique refusent de le voir, les conditions qui donneraient sens à l’idée entrepreneuriale qu’ils promeuvent ne sont pas réunies à ce jour au Gabon. En effet, le Gabon se classe assurément parmi les États patrimonialisés. Jean-François Médard présente l’État patrimonialisé « comme site et comme enjeu de la lutte pour le pouvoir (…) la lutte pour les ressources rares, y compris la richesse et ceci inclut la lutte pour les ressources rares, y compris la richesse ». Sa réalité est celle du conflit d’intérêts érigé en convention sociale, d’une corruption généralisée et banalisée, d’une opacité normalisée, etc. Tout ceci rend impossible toute idée d’entreprise authentique. En cette période de transition, de nombreux travaux sont lancés par l’État. Pourtant, personne ne peut expliquer de façon convaincante comment ces marchés publics sont attribués. Dans un environnement ou les gouvernants sont également les principaux hommes d’affaire, même les libéraux les plus extrémistes savent que la concurrence n’est pas libre et qu’elle est bien faussée. En raison de cette confusion totalisante des ordres politique, socio-économique et culturel, ce à quoi il faut ajouter le problème structurel de notre système productif (syndrome hollandais), on comprend aisément la pluralité des facteurs qui obstruent objectivement l’idée d’entreprise au Gabon.
Ce que « singer le libéral » veut dire !
Hans Georg Gadamer l’a montré à travers sa notion de Geschichtlichkeit des Vertsehens, d’après laquelle la compréhension n’échappe pas à la condition historique, laquelle confère à la réalité telle que nous la comprenons un caractère singulier. Il n’y a donc pas de sens en soi (indépendant du sujet) qui nous soit accessible en faisant l’économie de la dure épreuve du temps et de l’espace. Le sens se constitue dans une histoire. Et les discours politiques et économiques n’en font pas exception.
L’un des plus grands drames du Gabon, c’est peut-être d’abord l’irresponsabilité critique dans l’effort de compréhension de certains modèles. Avec la fierté d’une originalité que seule l’ignorance rend possible, certains acteurs de la vie publique reprennent à leur compte des répliques d’un dialogue écrit par d’autres. Disons-le clairement : cela n’est pas un problème à première vue, d’autant plus que si on est adepte d’un pragmatisme lâche qui supposerait que la seule fin admissible se situe dans la possibilité de retombées positives et que l’identité du concepteur et son histoire importent peu parce que considérées neutres, alors le souci d’être autonome dans la signification peut apparaitre comme une sorte de querelle byzantine. Cela dit, notons que les réponses apportées aux problèmes du Gabon sont puisées dans un corpus presqu’exclusivement alimenté par des solutions considérées comme anhistoriques parce que extraite de toute situation.
L’État n’est pas un bénévole
Le célèbre appel de John Kennedy est souvent brandi indépendamment de la situation. En affirmant « Ne demande pas ce que ton pays peut faire pour toi, demande ce que tu peux faire pour ton pays », doit également être posée la question du rôle de l’État, car le citoyen est lié à celui-ci par un contrat politique. Dans nos pays ravagés par les ajustements structurels et la corruption, cela est encore plus vrai. Dans un pays où la fourniture en énergie et en eau dépend encore des contingences de la nature, comment pourrait se justifier un tel appel à l’endroit des citoyens en attente de politiques publiques sérieuses ? Leur reprochant un manque d’esprit de débrouillardise, ces culpabilisations des chômeurs par les oligarques d’un État corrompu et leurs alliés objectifs dans les matitis ne sont pas anodines. Consciente ou pas, il y a une tendance à dépolitiser la question du chômage de masse au Gabon. Il s’agit bien d’un problème politique que la débrouillardise individuelle ne pourra pas résoudre de façon pérenne. Au lieu de fondre la résolution de ces questions dans un pragmatisme de courte vue, assistant impuissant aux outrances des réponses automatiques apportées aux problèmes de notre vie collective, il s’agirait de faire de la politique « comme expression suprême de l’action libre » (Paul Ricœur).
Qu’on les appelle « volonté générale » ou « Léviathan », toutes ces approches attribuent un certain rôle à la politique. Celui-ci consiste à éviter la guerre de tous contre tous. La débrouillardise entrepreneuriale tant promue rompt avec cette tradition et peut potentiellement accentuer les inégalités sociales. Pour cette raison, il est du devoir des responsables politiques de ne pas ériger la débrouillardise en politique publique. Car, en dépolitisant ces questions, c’est la légitimité politique et morale de l’État qui s’étiole. Prendre conscience de cette réalité doit avoir pour conséquence d’appeler les citoyens à participer aux débats publics et aux décisions politiques afin de favoriser l’avènement d’un État juste pour tous.
Références :
Gadamer, Hans-Georg ([1960] 2010) : Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik. Band 1, Tübingen, Éditions Mohr Siebeck, p.270.
Galluzzo, Anthony (2023) : Le mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley. Paris, Éditions la Découverte, p.50
Médard, Jean-François (1990) : L’État patrimonialisé. Politique africaine, vol. 39, no 1, p. 27.
Ricoeur, Paul ([1983] 2018). Préface de Hannah Arendt Condition de l’homme moderne, Paris, Éditions Calmann Lévy, page 33.