« Journée de prière pour la Nation » : foi, politique et aliénation !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
L’État démocratique et le « chemin de Damas »
Au regard de l’histoire des sociétés du Gabon, il ne serait pas exagéré de considérer la liberté de conscience comme une notion exotique dans la mesure où aucune pratique religieuse n’a jamais véritablement mis péril la liberté des individus, étant presque toujours circonscrite à un groupe plutôt restreint qui ne présente en général aucun signe de prosélytisme. En effet, il faut noter que le besoin d’affirmer la liberté de conscience des individus apparait comme (...)
L’État démocratique et le « chemin de Damas »
Au regard de l’histoire des sociétés du Gabon, il ne serait pas exagéré de considérer la liberté de conscience comme une notion exotique dans la mesure où aucune pratique religieuse n’a jamais véritablement mis péril la liberté des individus, étant presque toujours circonscrite à un groupe plutôt restreint qui ne présente en général aucun signe de prosélytisme. En effet, il faut noter que le besoin d’affirmer la liberté de conscience des individus apparait comme réponse à des problèmes spécifiques à des sociétés dans lesquelles a longtemps régné une forme totalitaire de pratiques religieuses. Dans une certaine mesure, les guerres de religions en Europe peuvent expliquer ce souci de garantir la liberté de conscience à chacun. Celui-ci s’inscrit dans une histoire particulière. Or, les pratiques religieuses au Gabon ont presque toujours été libérales bien que celles-ci ont assurément évolué depuis trente ans au moins. Cette évolution des pratiques religieuses, qu’on a peut-être tort d’estimer marginale, produit de plus en plus des velléités d’extension de leurs champs d’action.
Ainsi, le 23 février 2023 à l’occasion de sa déclaration de politique générale, Alain Claude Bilie By Nze proposait l’institutionnalisation d’une « journée de prière pour la Nation ». Le premier ministre gabonais exprimait cette curieuse idée dans les termes suivants :
« Me fondant sur les dispositions de la Constitution, je m’engage à
proposer l’institution d’une journée de prière pour la Nation. (…) Nous sommes un peuple de croyants et en tant que tel, nous devons
assumer de nous en remettre à la puissance tutélaire du Créateur, quel
que soit le nom qu’on lui donne ou la religion à laquelle on appartient. »
En énonçant « le peuple gabonais, conscient de sa responsabilité devant Dieu », le préambule de la Constitution, garantit en effet la liberté pour un théisme, en même temps qu’il affirme son ancrage humaniste en ajoutant « et devant l’Histoire ». Cette conjugaison du temporel et du l’intemporel est, me semble-t-il, une position d’équilibre intégrant la partie du peuple qui croit en Dieu et celle qui n’y croit pas. Cette évocation de Dieu et de l’Histoire n’implique pas l’idée totalitaire qui voudrait faire de l’ensemble des composantes du peuple des croyants. S’il est vrai qu’une partie importante du peuple croit en Dieu, il demeure que la puissance publique, en raison de ses fondements historiques et matériels, n’a pas vocation à dépasser l’immanence sur laquelle reposent les objectifs de ce contrat politique et bien entendu les moyens d’y parvenir. À la décharge d’Alain Claude By Nzé, il convient de reconnaitre que, bien que la Constitution dispose que le Gabon est un État laïque suivant son modèle original qu’est la France, la mise en discours des référents religieux dans le débat public ne fait toutefois l’objet d’aucune récrimination particulière.
Allégories religieuses du politique
Le déploiement des religions dans l’espace public est tacitement consenti, voire promu. Plusieurs exemples peuvent donner corps à cet a-priori qui du reste mériterait d’être exploré. (1) Ainsi les travaux de la Conférence nationale en 1990 ont-ils été dirigés par Basile Mvé Engone, un évêque catholique. (2) Principal opposant au régime d’Omar Bongo au moment de la première élection du Président de la République après vingt-deux de parti unique, Paul Mba Abessole est, lui aussi, passé par les ordres. Dans la même perspective, la communication de certains acteurs politiques a souvent pris ces dernières années la forme d’une allégorie de l’actualité politique, allégorie souvent frappée du sceau de la religion. (3) De ce fait, répondant au grief qui faisait de la couleur rouge de son parti celle du sang des Gabonais, Pierre Mamboundou parlait de la couleur du « sang de l’alliance ». Sans doute le choix d’un titre de la chorale Notre-Dame de la Salette comme musique de campagne en 2009 participait-il de cette logique de filiation religieuse ostensiblement revendiquée. (4) De même, Jean Éyeghe Ndong utilisa la figure biblique de Roboam pour mettre l’opinion gabonaise en garde contre les velléités de transmission dynastique du pouvoir suite au décès d’Omar Bongo. (5) Bien que figure emblématique de la brutalité du régime d’Omar Bongo entre 2006 et 2009, André Mba Obame évoquera l’idée de la libération du peuple en convoquant la figure patriarcale de Moïse. (6) En 2016, des partisans de Jean Ping fileront cette métaphore de la sortie d’Égypte en surnommant leur candidat Josué. À la lumière de tous ces exemples, on peut estimer que le christianisme domine les imaginaires dans la mesure où ces référents chrétiens sont devenus des instruments d’explication de l’action politique.
Retour à la dénotation
Cela dit, la proposition d’Alain Claude Bilie By Nzé demeure particulière, en ce sens qu’elle ne se limite pas à une exploitation allégorique du référent religieux. Bien au contraire, cette idée sort de cet usage instrumental des codes religieux pour considérer le référent croyant dans la rigueur de sa valeur dénotative. Quel peut bien être le sens de la prière quand celle-ci vient du gouvernement d’un État qui se veut démocratique et laïque ? Selon le dictionnaire d’Émile Littré, la prière est un « acte de religion par lequel on s’adresse à Dieu » ou une « demande faite avec une sorte de soumission et à titre de grâce ». Quoiqu’on pense de cette définition minimale, cette pratique religieuse suppose une transcendance. La constitution garantissant la liberté de conscience à chacun, une telle communication mystique ne poserait pas problème en principe si elle n’émanait pas d’un gouvernement dont la responsabilité est de conduire des politiques publiques pour le « salut terrestre » du peuple dont il est le représentant.
La démocratie, au sens moderne du terme, fait suite à un grand mouvement de la pensée, instaurant la conception collective des décisions par des êtres humains libres et égaux en droit (Donegani & Sadoun 2012). Cet humanisme, dans le sens où cette procédure fait de l’humain la source essentielle des lois qui garantissent la possibilité d’une vie collective supportable, s’aliène dans une certaine mesure quand l’autonomie de la puissance publique se trouve réduite à soumettre le destin de ses administrés à ce que le premier ministre gabonais appelle « la puissance tutélaire du Créateur ». Si cette proposition intègre la pluralité de croyances, elle demeure néanmoins aveugle à la possibilité d’un agnosticisme ou d’un athéisme. Pour se tirer d’affaire, certains pourraient convoquer la sentence latine « vox populi, vox dei », en rendant Dieu consubstantiel au peuple, refusant ainsi, par des voies allégoriques, l’immanence de la souveraineté politique. À ce propos, il faudrait plutôt considérer ce Dieu comme référent disposant d’un ensemble d’attributs objectifs, en saisissant ce substantif uniquement dans la dimension positive de son caractère suprême, lequel constitue la souveraineté politique et non comme un ventriloque qui serait situé hors du temps et de l’espace. Comment pourrait-il en être autrement ? L’État démocratique étant dans une certaine mesure un projet de la raison, il est du devoir de ceux qui parlent en son nom d’observer scrupuleusement les aménagements pensés pour garantir la paix. L’État qui se veut démocratique est l’aboutissement historique d’une culture de la raison, c’est-à-dire une disposition consistant à soustraire l’humain de la dictée des vérités-à-croire, à refuser le déracinement de l’être-au-monde, en acceptant la perfectibilité de celui-ci. Or, la foi, comme l’indique Fabien Éboussi Boulaga (1981), elle est « le sacrifice de la compréhension qui s’en remet à d’autres pour décider du sens exact de la croyance ». À cet effet, la distinction libérale établie entre enjeux publics et privés permet de se défendre contre les tentations totalitaires qui veulent sortir la pratique religieuse du domaine privé de la conscience du sujet.
Par-delà tous les débats philosophiques traditionnels portant sur l’angoisse du « citoyen seul face à l’État », il est important de rappeler que le Premier Ministre avait bien quelques semaines auparavant invité les « hommes de Dieu » à rester à leur place. En effet, il estimait que l’Église n’avait pas à se mêler de la conduite de la chose publique, ciblant notamment le discours de l’archevêque de Libreville à l’occasion de la cérémonie de présentation des vœux au Président de la République, discours dans lequel ce dernier exprimait la nécessité de la transparence électorale pour des lendemains électoraux apaisés. Admettons, à titre d’hypothèse, qu’Alain Claude Bilie By Nze ait eu raison dans cette querelle césaropapiste version tropicale. Comment expliquerait-il cette proposition de prière pour la Nation ? Le Premier Ministre gabonais tient-il compte de ce que, si les religieux ont le droit de critiquer la conduite des affaires publiques, l’État démocratique en revanche sabote sa légitimité quand il se mue en directeur de conscience ? Les religieux ayant les mêmes droits que tous les autres citoyens, restreindre leurs discours en raison de ce statut serait un déni de droit manifeste. Comment ne pas penser qu’il s’agit d’un usage politicien de la foi ? Alain Claude Bilie By Nze a parfaitement conscience du rapport de nombreux Gabonais à la foi. Le témoignage sur son « chemin de Damas » devrait probablement trouver écho auprès de certains. Cette stratégie atteindra certainement une partie de croyants. Elle pose cependant des questions éthiques dans la mesure où la société gabonaise actuelle est à la limite d’une overdose de surnaturel, le Gabon étant excessivement biberonné aux croyances. En raison de ce contexte dans lequel tous les phénomènes semblent trouver explication dans la dimension surnaturelle, il n’est pas raisonnable de tirer une corde déjà raide.
Tyrannie du suprasensible
Karl Marx et Friedrich Engels ont démontré l’importance de la condition matérielle dans l’analyse des représentations et des idées. Considérant l’affirmation du surnaturel comme un système de représentation, celle-ci apparait dans des conditions matérielles qui suscitent presque nécessairement un besoin d’évasion. Dans ce contexte de captivité sociale et politique, le souci d’évasion produit un certain nihilisme dont on peut observer la montée au Gabon. Par nihilisme, il faut entendre la négation du monde et des conditions d’existence objectives. Presque chaque semaine, la presse gabonaise rapporte des faits divers qui ne sont pas sans rapport avec l’insatisfaction des conditions matérielles d’existence et les limites de l’explication rationnelle des phénomènes qui lui sont inhérentes (J. Tonda 2005) :
Le Gabon est un pays hautement développé en matière d’infrastructures surnaturelles et irrationnelles. Dans son analyse des réactions du colonisé face à la violence coloniale, Frantz Fanon décrivait ces attitudes comme des réflexes de mort en face du danger. Si, en expliquant les conditions miséreuses de nombreux Gabonais par la souveraine volonté de forces surnaturelles, ceux-ci éludent les causes matérielles et objectives des phénomènes, déresponsabilisant ainsi le sujet dominant, il demeure que ces dispositifs mentaux constituent de facteurs prohibitifs du rêve de vivre dans de meilleures conditions. Cette hégémonie du surnaturel est une source importante du fatalisme puisqu’il s’agit dorénavant, pour certains du moins, de « mettre en prière » ou « de mettre tout entre les mains de Dieu ».
En définitive, la proposition d’une journée de prière pour la nation, faite de surcroit à l’initiative du gouvernement d’un État à visée démocratique, peine à faire la preuve de sa pertinence dans le contexte gabonais. Quel que soit son fondement œcuménique, cette idée entame, bien que de façon relative, la possibilité de ne pas croire en Dieu dans la mesure où l’État s’engage sur le terrain des orientations métaphysiques de certains, en l’occurrence ceux qui croient en l’existence de Dieu. En plus de cette dissonance formelle, l’essence de l’action politique est d’apporter, me semble-t-il, des solutions à des problèmes historiquement identifiables. La rémission des péchés, à partir de laquelle la prière trouve motivation, ne semble pas appartenir à cet ordre immanent. Bien au contraire, cette proposition légitime une certaine confusion potentiellement avilissante pour l’État. Car, en raison de ce mélange de genres, certains pourraient exiger que des lois soient conformes à des textes dits saints, comme le débat sur la dépénalisation de l’homosexualité a pu le démontrer. L’histoire des pratiques religieuses dans les sociétés gabonaises sont éminemment libérales. Même si les chefferies au Gabon sont souvent des inventions coloniales, il n’y a pas vraiment de traduction du principe « Cujus regio, ejus religio », principe d’après lequel la religion du prince devient celle du peuple. L’État à prétention démocratique gagnerait à se limiter aux missions essentiellement historiques qui sont les siennes en restant « fidèle à la Terre ».
Références :
Dictionnaire Littré https://www.littre.org/definition/pri%C3%A8re consulté le 16.03.2023
Donegani, Jean-Marie & Sadoun, Marc (2012). Critique de la démocratie. Paris : PUF, p. 93.
Éboussi Boulaga, Fabien (1981). Christianisme sans fétiche. Révélation et Domination. Paris : Présence Africaine, p. 40
Engels, Friedrich & Karl Marx ([1846] 1974). L’idéologie allemande. Paris : Éditions sociales, p.15.
Fanon, Frantz ([1961] 2011). Les Damnés de la terre. In : Œuvre. Paris : Éditions La Découverte, p. 466.
Tonda, Joseph (2005). Le Souverain moderne : le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon). Paris : Éditions Karthala, p. 272.