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La question néocoloniale ou l’angle mort du débat politique gabonais !
Publié le : 19 mai 2022 à 18h40min | Mis à jour : Août 2023
La question néocoloniale ou l’angle mort du débat politique gabonais !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

La question néocoloniale ou l’angle mort du débat politique gabonais !. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent

Les dispositifs de subordination nés de l’histoire coloniale structurent encore la vie politique du Gabon, à travers un certain nombre d’accords dont l’intérêts demeure difficile à saisir. Face à cela, la majorité des acteurs politiques gabonais se singularise surtout par un curieux silence. Quel peut bien être le sens de ce silence ?
Depuis la fin des résistances à l’implantation de l’État colonial, une constance semble marquer l’histoire politique du Gabon : les élites politiques de ce pays n’ont (...)


Depuis la fin des résistances à l’implantation de l’État colonial, une constance semble marquer l’histoire politique du Gabon : les élites politiques de ce pays n’ont jamais initié de véritables actions contre le pouvoir colonial ou néocolonial de la France. C’est d’ailleurs dans ce sens que, à propos des acteurs politiques gabonais des années 1950 dans leurs rapports à l’État, l’historienne Florence Bernault estimait que :
Le complexe politique des année 1950 pesa lourd dans ce contexte. Les homme politiques de cette génération n’avaient jamais défié l’État colonial, mais brigué une place d’interlocuteur. Léon Mba, soutenu par le talent stratégique de Paul Ngondjout et par la bienveillance tacite du gouverneur Yves Digo, disposait désormais des prébendes institutionnelles, et pouvait s’appuyer largement sur l’attraction de l’État. [1]
Certainement renforcée par une foi avilissante dans l’historicisme qu’implique la notion de développement, cette mentalité gagne-petit n’a pas beaucoup évolué depuis lors. Pour certains, les questions coloniales et néocoloniales seraient aujourd’hui anachroniques du simple fait que la domination de la France ne serait plus celle d’antan. Pour d’autres, l’intervention militaire française de février 1964 serait le point d’origine de cette reddition qui condamne la production politique gabonaise au silence sur la domination, faisant ainsi d’eux de simples auxiliaires de ce pouvoir. Cela dit, tout le monde constate bien comment des dirigeants africains font des pieds et des mains pour être reçus au palais de l’Élysée, car une photo sur le perron passe encore pour un acte de légitimation et donc un coup porté aux pourfendeurs des pouvoirs en place. Dans les rangs des oppositions, la quête de cette position d’interlocuteur se manifeste souvent par certains fantasmes qu’on peut entendre dans les milieux politiques gabonais depuis quarante ans : « les français ne sont plus avec eux ! », « le nouveau président français est de gauche », « le carnet d’adresse », « Sarkozy, va chercher Ali ! », etc. Dans la même perspective, il convient de noter que le Livre blanc du Morena est mis sur orbite suite à l’élection de François Mitterrand. La réalité historique est implacable : de 1946 à nos jours, les tenants du statu quo colonial et néocolonial ont toujours été portés à exercer le pouvoir, quels que fussent les résultats des urnes. En 1946, Jean Hilaire Aubame l’emporte sur Émile Issembe. Au moment de l’indépendance, Léon Mba s’impose par tous les moyens et libère les pulsions unanimistes qui continuent de marquer la vie politique gabonaise jusqu’à ce jour. En février 1964, la France remit Léon Mba au pouvoir. L’arrivée au pouvoir d’Albert Bernard Bongo et le rôle majeur de ce que Pierre Péan a appelé « le clan des gabonais ». [2] Pour coller à la réalité d’aujourd’hui, on dirait une sorte Wagner avant la lettre. L’enthousiasme des mapanes au soir du 10 mai 1981, le discours de la Beaule comme catalyseur du retour au multipartisme, les opérations militaires françaises à Port-Gentil en 1990 et 2009 ou l’annonce du décès d’Omar Bongo par des médias français sont autant d’éléments qui auraient pu être l’objet d’une lecture politique conséquente. Il n’en est rien. En septembre 2016, au terme d’une énième élection du Président de la République très contestée, Florent Bernault publiait une tribune sur le média indépendant The Conversation, tribune dans laquelle elle décrivait le Gabon comme le pays où il ne passe jamais rien. [3] Au-delà de l’immobilisme en termes de pratiques purement électorales, il faut aussi y voir l’inintelligibilité des propositions et la critique d’un certain art de la diversion, consistant à éviter soigneusement d’évoquer les fondements coloniaux et néocoloniaux de la situation gabonaise actuelle.

Les ambitions impérialistes françaises sont pourtant claires sur le terrain africain :
(…) un soutien économique, mais surtout militaire et sécuritaire aux régimes en place, avec comme seule condition la « loyauté » envers Paris c’est-à-dire le maintien d’une préférence géopolitique pour le partenariat avec la France. [4]
La question demeure celle de savoir si cette position géostratégique est encore effective aujourd’hui au Gabon. S’il est évident que les mécanismes de sujétion de la France des années 1960 et 1970 n’ont peut-être plus systémiquement lieu aujourd’hui, il demeure que des réflexes de subordination inhérents à cette histoire continuent de structurer une certaine production du politique qu’on croyait surannée. Cette inattention sur le fait néocolonial dans les pratiques politiques gabonaises procède, me semble-t-il, d’une désarticulation des rôles entre dominants et dominés qui font du pouvoir une relation. Partant de cela, même quand l’un quitte le jeu, cela n’implique pas nécessairement que l’autre arrête de jouer son rôle.
La question de la présence française en Afrique a été l’objet de nombreuses manifestations des sociétés civiles africaines ces dernières années. Si le mouvement est très prononcé en Afrique de l’ouest, l’Afrique centrale s’est plutôt distinguée par un grand silence, exception faite de la République centrafricaine. Ces derniers jours, le Tchad semble avoir emboité le pas. Aussi bien sur le Franc CFA que sur les accords de défense, les politiques gabonais n’accordent visiblement pas d’importance à ces choux gras des opinions africaines. Comment expliquer ce décalage ? S’il est vrai que la région d’Afrique centrale reste fortement marquée par des autoritarismes qui ne facilitent pas toute idée de manifestation publique, il n’en demeure pas que cette question aurait pu être portée ailleurs par des ressortissants de cette région (Exilés politiques, diaspora par exemple). Or, elle n’est que très marginalement évoquée. En matière de néocolonialisme, beaucoup d’analystes s’accordent pourtant à dire que l’histoire politique du Gabon est un cas d’école en Afrique. En dépit de ce constat largement partagé, la question néocoloniale demeure étonnamment un épiphénomène pour la majorité des acteurs politiques gabonais. Ils n’y trouvent pas l’objet d’une remise en cause. À quelques exceptions près, l’influence humiliante de la France dans la désignation des dirigeants gabonais ne semble pas produire une indignation à la hauteur des enjeux et susceptible d’accoucher des idées pour envisager une émancipation véritable. Et même lorsque des hommes politiques (comme Luc Bengono Nsi ou Jean Victor Mouang Mbading) portent avec courage ces questions importantes, ils sont comme condamnés d’avance à la marginalité de ceux qui ne comprendraient pas la réalité du rapport de force politique. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les griefs portés contre Privat Ngomo, acteur politique gabonais mis aux arrêts pour avoir manifesté devant l’ambassade de France à Libreville. Indépendamment de la volonté des uns et des autres, la question néocoloniale se présente d’abord comme un tabou pour la majorité des acteurs politiques gabonais. La dépendance structurelle, vis-à-vis de la France en matière de formation des élites, n’exacerbe cette francophilie humiliante. Ainsi ce grand problème de souveraineté se réduit-il à n’être que le cache-misère de quelques illusionnistes, comme la sortie récente de Gérard Ella Nguema peut parfaitement l’illustrer. Les partisans de l’immobilisme, quant à eux, se contentent de ressasser la phraséologie de la soumission : « partenaire historique », « accords de coopération », « aide publique au développement », « assistance technique », « réduction de la dette », etc. Que les adeptes du statu quo veuillent pérenniser cette relation de domination, cela ne surprend personne. Mais, lorsque ceux qui appellent à une alternance politique élude la question fondamentale du rapport à la France, il y a de quoi s’interroger. En tout état de cause, on peut relever que les élites politiques ont des intérêts symboliques, culturelles, économiques et politiques imbriqués à ce dispositif. Pour cette raison, le questionnement peut difficilement venir des certitudes de ces forteresses conformistes. Le peu d’intérêt accordé aux idées politiques dans la structuration des accords ou désaccords politiques rendent ces enjeux encore plus difficiles à saisir. Ainsi, la mise en silence de la question néocoloniale se présente comme la conséquence logique de l’inconsistance générale des offres politiques.