Gabon 2023 : quel discours face à la réalité de « l’élection, piège à cons » ?. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
Trente ans après ce qu’on a imprudemment appelé « renouveau démocratique », l’espoir suscité s’est considérablement effiloché. Cette grossière impression est aujourd’hui difficile à contester, et ce, d’autant plus que des discours jadis cathartiques ont fini par perdre de leur pouvoir.
Au Gabon, le mouvement semble n’avoir jamais existé. Et si jamais on était porté à croire qu’il avait existé, il aurait plutôt la forme d’un cycle, car, s’il y a quelques notables changements d’acteurs, le théâtre politique (...)
Au Gabon, le mouvement semble n’avoir jamais existé. Et si jamais on était porté à croire qu’il avait existé, il aurait plutôt la forme d’un cycle, car, s’il y a quelques notables changements d’acteurs, le théâtre politique gabonais reste quasiment immuable dans ses procédés : réflexes dynastiques et népotiques, messianismes politiques oligarchiques, passion maladive pour l’unanimisme, etc. Il va sans dire que cette léthargie politique gabonaise n’est assurément pas sans conséquences. En effet, en raison d’une histoire électorale particulièrement négatrice d’un droit de vote effectif au Gabon, « les populations locales », selon la phraséologie des « évolués » gabonais actuels, ne se font plus d’illusions sur la question du droit de vote. Dans un article portant sur les élections législatives de 2006 au Gabon, Lévi Midepani résumait cet état d’esprit dans les termes suivants :
« Convaincus que les consultations électorales ne servent plus à rien sinon à permettre de capter périodiquement des miettes de l’opulence des oligarques, les populations désertent les urnes et les taux d’abstention sont de plus en plus élevés. Cette forme de démocratie sans le peuple remet évidemment en cause la légitimité d’hommes politiques élus par un corps électoral de plus en plus restreint.
En dépit du nombre d’années passées, cette observation semble toujours avoir gardé sa pertinence au regard des médiocres taux de participations aux différents scrutins. Les dernières élections législatives partielles dans le 2e canton du département de Mougoutsi (Nyanga) sont un cas d’école. Elles constituent un bel échantillon pour illustrer ce refus de participer à la consolidation de l’insignifiance. En effet, sur un nombre total d’inscrits de 6306, seuls 1882 électeurs ont effectivement voté, soit un taux d’abstention de 70,16%. La réalité de la participation dans ce siège est loin d’être un cas sporadique. Cette abstention massive a quelque chose de structurel qui n’est pas vraiment entendu. Pourtant, face à ce qui s’apparente à un scepticisme général, les acteurs politiques brillent par une fatale absence d’imagination.
De quoi parle-t-on au Gabon aujourd’hui ?
Dans un environnement idéal, les questions posées par cette abstention massive devraient pouvoir trouver une traduction politique au moins au nom du très ambigu concept de pouvoir de représentation. Or, ce qui saute aux yeux du premier observateur, c’est le hiatus qui existe entre des aspirations populaires et les discours politiques ambiants. À l’orée d’une année 2023 riche en événements politiques (recensement de la population et élections générales), l’activité politique gabonaise semble essentiellement graviter autour des questions techniques visant à assurer les conditions pour la transparence électorale. À cet égard, relativisant l’enthousiasme qui régnait au moment du débat sur l’adoption de la biométrie dans le système électoral gabonais, Paul Mba Abessole critiquait déjà cette approche fétichiste de la technique : « la biométrie n’est qu’une technique. Celui qui veut tricher, peut toujours tricher ». En dépit de la pertinence de cette observation, les acteurs politiques semblent recourir aux mêmes procédés qui ont fait la preuve de leur inefficience. Pour donner corps cette idée de disjonction, livrons-nous à une revue de presse un peu « sauvage ».
Le quotidien L’Union rapporte que la plateforme « Gabon d’abord », conduite par Jacques Adiahenot, semble s’être fixé pour objectif de court terme de "recenser tous les retraités du Gabon" et aussi "sensibiliser les populations sur le déroulement des prochaines élections générales". Dans la même perspective, l’association politique Réagir dénonce, en chœur avec l’essentiel de l’opposition, l’illégalité du Conseil gabonais des élections. Aussi, par le biais de Gabonreview, apprend-on qu’un collectif se réclamant de l’opposition transmet un « Mémorandum pour la transparence électorale » à la Cour constitutionnelle. Alexandre Barro Chambrier, président du Rassemblement pour la patrie et la modernité, promet faire ce qui n’a jamais été fait au Gabon en cas de fraude. L’hebdomadaire Jeune Afrique s’interroge sur la (dés)Union nationale qui fait suite à l’élection de Paulette Missambo à la direction du parti. Enfin, le parti au pouvoir récite avec application ses slogans creux, dans une ambiance d’élections partielles fidèle à sa tradition politique du vide. Quant à ses alliés comme UDIS, CLR ou BDC, ils assurent au pouvoir son apparence de majorité formelle.
Des unanimismes mortifères
De ce rapide survol de l’actualité politique gabonaise, il ressort que le problème historique de l’effectivité du droit de vote des Gabonais et Gabonaises est réduit à des petits ajustements relatifs aux techniques de vote. On pourrait imputer l’indigence intellectuelle de ces agendas politiques à une forme d’incurie. Cela dit, cette incurie fonctionne objectivement comme un pouvoir d’exclusion des questions populaires essentielles. Il s’agit en fait de produire un ordre jour au moins aussi formaliste qu’étranger à l’expérience vécue par ce au nom de qui le pouvoir est exercé. Cette massive production techniciste prend appui sur des organisations politiques outrancièrement oligarchiques qui ne savent produire que des messianismes. Ces messianisme politiques prennent la forme de ce que les tenants du pouvoir appellent la « candidature naturelle » et qu’une partie de l’opposition nomme « candidature unique de l’opposition ». La juxtaposition de ces deux unanimismes ressort, d’une part, la cohérence du pouvoir dans sa faculté à soustraire son action du droit de regard critique des citoyens sous une forme pluraliste. D’autre part, il faut relever l’absence d’examen rigoureux de l’idée de candidature unique de l’opposition et ses implications. En effet, si la candidature unique de l’opposition comme solution pour l’avènement de l’alternance dans un régime autoritaire a le mérite de mutualiser les ressources face à un pouvoir encore structuré par vingt-deux ans de Parti-État, cette présuppose également que l’alternance est rendue impossible du simple fait d’une infériorité numérique. Partant de cela, le rassemblement de mouvements politiques devient l’inévitable panacée. Or, au regard des événements électoraux passés, il est permis de douter que ce statu quo politique repose sur une supériorité numérique du régime en place. Par conséquent, en plus d’être une idée anti-pluraliste, l’idée de candidature unique de l’opposition valide insidieusement l’hypothèse d’après laquelle les élections au Gabon ont toujours été transparentes et que ce serait plutôt la multitude d’offres politiques qui favoriserait l’immobilisme. Cette paresseuse présentation des enjeux et les échecs qui lui sont inhérents décuplent le niveau de déception des « troupes » au lendemain d’élections, si bien que la signification du boycott des élections se confond aujourd’hui à une forme de résignation.
Boycott des élections ou résignation ?
Il est important de rappeler qu’il est dans l’intérêt d’un régime autoritaire de produire du désespoir. Fabriquer du désintéressement politique pour s’assurer la pérennité d’une gestion sans contrôle est l’un de ses traits caractéristiques. Faciliter une apathie régulative basée sur la croyance que rien ne serait possible parce que tout le jeu politique serait régi par des lois nécessaires, excluant ainsi toute idée de contingence, voici l’une des sources de son pouvoir. Et d’ailleurs, comme le fait remarquer l’universitaire Guy Rossatanga-Rignault (2011) à propos de la légitimité, elle n’est pas à réduire à l’objectivité d’un moment électoral. En effet, une partie de Gabonaises et Gabonais semblent avoir renoncé aux exigences qu’impose une ambition collective rigoureuse, lui préférant quelques fois la vraie fausse solution du sauve-qui-peut sous couvert d’un langage d’entreprise libérale dont les déterminations politiques et historique sont souvent mal connues. De ce point de vue, on peut estimer que le Gabon vit son époque Biedermeier, ce temps du XIXe siècle où la bourgeoisie allemande, parce que profondément déçue par l’abolition des droits démocratiques, n’aspirait plus qu’à la retraite et à la vie privée et se pliait volontiers à la religion et la famille. En considérant que « la force de la cité réside (…) dans le caractère de ses citoyens », comme l’estime Thucydide, il est important de veiller à ce que le boycott demeure véritablement l’expression d’une persévérance, celle d’un refus de la reddition. Or, cet instrument stratégique, parce que très peu étayé, passe encore trop souvent pour un viatique.
Les termes du débat politique semblent éternellement se poser de façon très peu convaincante, facilitant ainsi une forme de dépolitisation générale jamais interrogée. L’histoire des élections au Gabon montre que l’abstention n’a jamais eu des répercussions politiques. Pour le tempérer, les comparatistes de tous poils s’en presseront de relativiser ce fait politique en convoquant des exemples de non-prise en compte politique de l’abstention dans des pays du Nord. Les tenants de cette comparaison n’auront vraisemblablement pas de mal à normaliser ce qui est un grand problème démocratique.
La mise en crise des vertus du débat
Que cette désertion politique convienne à la pérennité d’une forteresse autoritaire, cela n’est pas vraiment une surprise. Mais que les forces politiques qui appellent à l’alternance s’en accommodent, ceci semble symptomatique d’une certaine absence d’idée. En effet, beaucoup d’acteurs politiques gabonais conçoivent encore la délibération et la réflexion politique comme une perte de temps. Aussi bien au sein des associations politiques que dans les institutions, la doctrine en usage semble celle de « la fin [qui] justifie les moyens ». Cela se manifeste par une simplification extrême des idées qui meuvent des organisations politiques. Ainsi, des alliances s’établissent souvent sur la seule base de l’objectif visé. Dans son analyse du déficit démocratique en Afrique francophone, Edmond Okemvele Nkogho (2019) relevait le choix fatal porté sur le primat de l’action sur la réflexion :
« (…) en démocratie toute réflexion doit aboutir à un débat pluriel contradictoire pour prendre en compte le maximum d’intelligences. C’est seulement après qu’il faut passer à l’action. Malheureusement, très peu de temps sont consacrés à la partie réflexion et à la confrontation des idées. Pour être productif, la confrontation ne doit pas se dérouler à huis clos, à l’abri des citoyens. »
Bien que la distinction faite entre réflexion et action paraisse trop essentialiste en ce sens qu’elle oblitère toutes possibilités de lieux de recoupement par sa chronologie rigide qui refuse la concomitance, on observe que la déception politique (ou électorale) n’a jamais vraiment été mise en relation avec cette inclinaison volontariste qui situe l’efficacité politique dans l’économisation du débat sous le prétexte qu’on n’aurait pas de temps. Ainsi, en plus de son caractère ploutocratique, la désignation du candidat unique de l’opposition pour le compte de l’élection du Président de la République de 2016 s’inscrit dans cette logique d’économie de la réflexion dans la mesure où les entités politiques chargées de désigner le candidat unique sont des organisations très pyramidales, lesquelles ne favorisent pas toujours une véritable expression plurielle.
Cet esprit unanimiste est la chose la mieux partagée dans la classe politique gabonaise. Cela concerne aussi bien le pouvoir en place que les oppositions. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler une intervention du député Paul Mba Abessole (2012), à la suite du discours de politique générale du Premier Ministre Raymond Ndong Sima :
« Si on réfléchit de manière un peu scientifique, je ne pense pas qu’on puisse dire que c’est un discours de la majorité ou de l’opposition. Il a décliné les besoins que tous les Gabonais et Gabonaises éprouvent. Il n’y a pas une façon de mourir de l’opposition et une façon de mourir de la majorité. (…) On ne peut pas continuer à mener des débats qui n’apportent rien : des débats de Premier Ministre, des débats de députés, des débats de ceci cela »
Cette volonté de suspendre le débat procède du sentiment d’avoir trouvé une réponse absolue aux difficultés qui, en principe, devraient être discutées. Dans la proposition qu’il formule à cette occasion, la volonté d’agir entame la nécessité d’une expression plurielle.
« (…) A mon sens et au niveau du Rassemblement Pour le Gabon, nous préconisons ceci par rapport à la santé et á l’éducation : que ces deux domaines soient jumelés et qu’on les sorte du domaine politique pour les introduire au domaine du consensus national. Pour qu’on n’y revienne pas à chaque fois qu’on change un ministre »
Cette téléologie absolue invite le citoyen à suspendre l’exercice de la critique au nom de l’action, au nom de la mise en œuvre d’une trouvaille qui se veut absolue. Elle prend vite la forme d’un unanimisme qui se situe à la confluence d’un technicisme dépolitisant et d’un dogmatisme angoissé par la mise au jour de son inanité. Cette propension à tout dépolitiser a fini par terroriser le citoyen à telle enseigne qu’il doit, à chaque fois qu’il exprime un avis différent, préciser qu’il ne fait pas la politique. Dans son essai Choisir de dire la vérité, l’abbé Noël Ngwa Nguema (2008) expliquait comment adopter une attitude critique vis-à-vis du pouvoir apparaît comme un geste inamical et lourd de conséquences. Ainsi, l’observation "Il fait la politique ! " se réduit dorénavant au fait de marquer une réticence, faire des réserves, ou s’opposer à la politique pratiquée. La conduite des affaires publiques devient ainsi une sorte d’administration qu’on suppose neutre politiquement. Partant de cela, proposer une autre offre politique apparait nolens volens comme une négation du progrès supposé commun : « la vision du Chef de l’État ».
En définitive, nos inclinaisons premières ont peut-être trop rapidement soustrait les damnés de la terre d’un examen critique, pourtant nécessaire. En appelant au sursaut éthique de la partie adverse, on les a pris a priori pour des catégories pures, empêchant de saisir la part de responsabilité de son propre camp. Pour cette raison, les forces politiques qui appellent à l’alternance doivent donc avoir le courage de prendre leurs propres certitudes pour objet, sans que cette attitude critique ne soit en permanence soupçonnée de scier la branche sur laquelle on est assis. Car l’enjeu devient celui de ne pas céder à la facilité qui consiste à se porter candidat et ensuite se chercher un habillage populaire pour les besoins de la cause. Le Gabon semble plutôt avoir besoin d’organisations véritablement populaires au sein desquelles des citoyens seraient conviés à faire l’expérience de l’égalité entre humains, égalité profondément entamée par le culte du chef, l’argent et autres logiques de subordination héritées du parti-État. Il s’agit d’imaginer de nouvelles formes de participation populaires pour coproduire un projet de société. L’oligarchie gabonaise est d’accord sur tout ou presque. Le nécessaire débat dont parle Marwane Ben Yahmed (Jeune Afrique) ne se fera qu’en sortant de l’univocité des « élites » gabonaises.
Références
Frenzel, Habert et Frenzel, Elisabeth (1979) : Daten deutscher Dichtung. Chronologischer Abriss der deutschen Literaturgeschichte. Band II Vom Biedermeier bis zur Gegenwart. 15. Aufl., München : dtv, p. 350.
Midepani, Lévi Martial (2009) : « Pratiques électorales et reproduction oligarchique au Gabon. Analyses à partir des élections législatives de 2006 », Politique africaine, vol. 115, no. 3, p. 62.
Ngwa-Nguema, Noël (2008) : Choisir de dire la vérité : ma lutte pour la liberté et la justice. Paris : Éditions L’Harmattan, p.80.
Rossatanga-Rignault, Guy (2011) : Qui t’a fait roi ? Légitimité, élections et démocratie en Afrique. Libreville / Paris : Éditions SEPIA/ Éditions Raponda-Walker, p.27.
Thucydide (1990) : Histoire de la guerre du Péloponnèse, 431 – 411 avant notre ère, trad. Jacqueline de Romilly, Paris : Robert Laffont.
Désiré-Clitandre Ndzonteu : « Transparence électorale : L’opposition fait ses propositions à la Cour constitutionnelle » https://www.gabonreview.com/transparence-electorale-lopposition-fait-ses-propositions-a-la-cour-constitutionnelle/
Marwane Ben Yahmed : « Gabon : enfin une élection normale ? » https://www.jeuneafrique.com/1385516/politique/gabon-enfin-une-election-normale-par-marwane-ben-yahmed/
Mathieu Olivier : « Gabon : Paul-Marie Gondjout, Paulette Missambo ou Ali Bongo Ondimba… À qui profitera la (dés)Union nationale ? » https://www.jeuneafrique.com/1375391/politique/gabon-paul-marie-gondjout-paulette-missambo-ou-ali-bongo-ondimba-a-qui-profitera-la-desunion-nationale/
Mba Abessole, Paul (2012) : Prise de parole à la tribune de l’Assemblée Nationale du Gabon en réaction au discours de politique générale du Premier Ministre Raymond Ndong Sima. ( 12 avril) https://www.youtube.com/watch?v=xUIPq-khgvA
Mondjo-Mouega : « Gabon : RÉAGIR saisit la Cour constitutionnelle pour constater l’illégalité du bureau du CGE » https://www.gabonmediatime.com/gabon-reagir-saisit-la-cour-constitutionnelle-pour-constater-lillegalite-du-bureau-du-cge/
Yannick Frank Igoho : « Présidentielle 2023 : Jacques Adiahenot affûte ses armes » https://www.union.sonapresse.com/gabon-politique/presidentielle-2023-jacques-adiahenot-affute-ses-armes-24392