« Les étrangers » : regard sur quelques sophismes du chauvinisme gabonais !!. Photo: Droits réservés/Gabon Intelligent
La pierre de touche
Le 24 janvier 2023, à l’occasion de la déclaration de politique générale du chef du gouvernent gabonais, Alain Claude Bilie By Nze évoquait une mesure qui, d’ordinaire, n’était pas vraiment assumée explicitement par les pouvoirs publics, à savoir le rapport établi entre problématique de l’emploi et la question des étrangers : « Par ailleurs, tout en affirmant la volonté de maintenir l’attractivité d’investissement de notre pays, et toujours dans l’objectif de lutter contre le chômage, (...)
La pierre de touche
Le 24 janvier 2023, à l’occasion de la déclaration de politique générale du chef du gouvernent gabonais, Alain Claude Bilie By Nze évoquait une mesure qui, d’ordinaire, n’était pas vraiment assumée explicitement par les pouvoirs publics, à savoir le rapport établi entre problématique de l’emploi et la question des étrangers :
« Par ailleurs, tout en affirmant la volonté de maintenir l’attractivité d’investissement de notre pays, et toujours dans l’objectif de lutter contre le chômage, le Gouvernement décide que l’octroi des autorisations de travail de la main d’œuvre étrangère sera dorénavant subordonné à l’obligation légitime de recruter des nationaux dans le cadre des programmes d’accompagnement à l’emploi, afin de favoriser la formation et l’insertion professionnelle des Gabonais.
A cet effet, le Gouvernement que je conduis, s’attachera à veiller au strict respect de ces obligations et attend des entreprises un engagement franc et pragmatique en faveur de l’emploi des nationaux. »
Répondant à la déclaration de politique générale d’Alain Claude Bilié By Nzé, quoiqu’appartenant formellement à l’opposition, le député Davin Akure semblait souscrire à l’idée d’après laquelle la question du chômage trouverait solution avec la restriction des droits accordés aux étrangers :
« Le commerce est aux mains des étrangers dans notre pays. Monsieur le Premier Ministre, vous allez me dire que c’est faux. Quand on arrive au PK12 ; que voyez-vous ? Ali bon prix ! Hassane Cotis moins cher ! Mais je voudrais qu’on mette aussi Koumba mwane dimbu sac de tarots à Libreville ! Pourquoi les Gabonais sont exclus du commerce ? Alors que c’est le commerce qui fait rentrer l’argent, nos frères rapatrient tous leurs bénéfices. Nous le savons. Regardez les stations-services, regardez les petits métiers, ils sont aux mains de qui ? On peut faire comme les autres pays qui réservent des pans de leurs activités aux nationaux. Monsieur le Premier Ministre, les Gabonais sont devenus esclaves dans leur propre pays. Nous sommes des esclaves chez nous, nous sommes des mendiants. Il faudrait que nous puissions nous approprier notre pays. »
En dehors de l’hilarité suscitée par les formules du député Davin Akure, il n’y a pas vraiment eu de critique dans l’opinion publique gabonaise, et ce, même trois semaines plus tard. Ce silence peut se lire comme le signe d’une idée partagée qui condamne l’énonciation politique de l’étranger à ne pas être un problème. Pour cette raison, ne fût-ce que par principe, il est utile de questionner les conditions qui structurent la normalité de ce discours au Gabon.
Invité à une émission intitulée « CNC 2016 Le débat », émission consacrée aux candidats à l’élection du Président de la République tenue le 27 aout 2016, à la question du journaliste Alain Richard Nzamba Nzinga sur la lutte contre la fuite des capitaux, le candidat Pierre Claver Maganga Moussavou déploya un argumentaire au cœur duquel se trouvaient les étrangers :
« Plus de Western Union. Déjà ! Et cela a un rapport avec les étrangers aussi (…) Un étranger qui vient chez par pirogue, en culotte le plus souvent ou à la nage, on ne va plus le refouler. C’est pourquoi je parle d’immigration sélective. On va lui demander ce qu’il l’amène chez nous parce que nous sommes prêts à accueillir tout le monde, pas toute la misère, pas ceux qui viennent aussi nous spolier. »
Le journaliste Théophile Nzime Ékang, interloqué, le relança : « C’est la porte ouverte à une invasion ? ». S’agissait-il de la simple ironie qu’impose une question rhétorique ? Ou fallait-il y voir la marque d’une sincère inquiétude ? Dans tous les cas, l’une des hypothèses n’exclut pas l’autre. Recourant à des exemples, Maganga-Moussavou poursuivit sereinement l’exposé de ses certitudes :
« Non, vous avez des frontières poreuses. Vous n’arrivez pas à les contrôler. Quand cet étranger arrive, vous n’avez plus la possibilité de transférer de l’argent. C’est fini. Ce laxisme sera enraillé totalement. Si vous venez chez nous parce que vous estimez que le Gabon est un pays où il fait bon vivre : Il y a des belles femmes. Je vais en épouser une, construire ma maison, avoir des enfants, un travail, on ne t’a pas appelé. L’argent, tu ne l’envoies pas à l’extérieur. Tu vis. Tu investis. La terre est la même pour tous, surtout des Africains. Il vit et il meurt là. (…) Si maintenant un jour il se souvient qu’il a un autre et veut y retourner, il est libre. Mais il repart comme il est venu. Il ne vend pas la maison. Elle appartient à la femme et aux enfants qui sont 100% Gabonais puisque lui-même est Gabonais d’adoption. Donc, voyez-vous, nous ne refusons pas que des gens viennent, mais nous mettons des mesures dissuasives pour comprendre qu’on ne peut pas ôter des moyens à Jacques pour les donner à Paul. Nous sommes bien ouverts aux autres, pourvu que les autres viennent, nous respectent et ne nous spolient pas »
Toutes ces prises de position ne font pas vraiment l’objet de débat au Gabon si bien qu’on peut avoir le sentiment d’une acceptation générale de mesures simplistes excluant surtout des ressortissants d’autres pays africains. Le Gabon a certainement le droit de ne pas s’envisager un destin panafricain. Seulement, l’opinion publique gabonaise gagnerait à être moins dogmatiquement fermée au dépassement de ses données immédiates, c’est-à-dire une sorte d’ontologie naïve conçue pour les besoins de la cause.
Les sophismes du chauvinisme
Les représentations de personnes étrangères dans la société gabonaise se sont presque toujours présentées comme un impensé ou une évidence jamais questionnée. Dans ce pays où les mots « Malien », « Béninoise » ou « Mauritanien » ont fini par outrepasser la simple référence à des nationalités en s’instituant comme des professions, la distinction entre Gabonais et étranger jouit, il faut le reconnaitre, d’un relatif consensus national dont peu de Gabonais, et ce, de toutes les conditions, comprennent vraiment l’intérêt de le remettre en cause. Pour cette raison, la levée de bouclier suscitée par la une racoleuse de l’hebdomadaire Jeune Afrique « Les Gabonais sont-ils racistes ? » confirme cet état esprit bien partagé au Gabon. Face à la vive protestation, Marwane Ben Yahmed, comme un peu désabusé, le comprit a posteriori puisqu’il livrera son retour d’expérience dans un article au titre ironique « Raciste, moi ? Jamais » :
« Pour ne rien vous cacher, j’en ai pris pour mon grade, de toutes parts : élites comme « makayas », pouvoir comme opposition, intellectuels comme citoyens lambda. Au premier rang des reproches, pas vraiment le contenu de l’article, qui, pourtant, aurait réellement pu prêter, comme tout écrit et toute analyse, à débat. C’est la démarche elle-même qui est contestée. Il nous est reproché le simple fait d’avoir mis le doigt sur une problématique sensible : le rapport à l’autre en général et à l’« étranger » en particulier. Car, selon nombre de mes interlocuteurs, il n’y aurait aucun problème de cet ordre au Gabon. Les plus ouverts d’esprit, eux, s’interrogent sur le choix de leur pays en particulier : « Pourquoi nous ? » D’autres, enfin, n’admettent pas que la critique, fût-elle fondée, provienne de l’extérieur »
Si la mise en question d’un certain discours dominant sur l’altérité au Gabon est vivement souhaitable en principe, il faut cependant se garder d’y appliquer naïvement le petit catéchisme universaliste qui du reste est au moins aussi aveuglément problématique que les évidences quasi naturalistes qu’offrent certaines gabonitudes. Car, en général, ce consensus apparent se fonde sur un conformisme dont les motivations sont parfois divergentes. Dans cet unanimisme mâtiné de chauvinisme, il semble difficile, voire périlleux, de donner une intelligibilité à la critique d’une certaine rhétorique paresseuse dont les acteurs politiques gabonais se font les hérauts, sans subir le grief de vouloir absoudre l’incurie notoire des amis du prince. De même, il s’est révélé difficile de critiquer les inconséquences des collaborateurs du président sans que ceux-ci ne mobilisent, presque toujours par pure mauvaise foi, l’argument de la xénophobie ou du tribalisme. En dépeignant le Gabon comme un pays où germe la xénophobie, cet hebdomadaire n’est pas parvenu à concilier le devoir moral d’une juste indignation à celui de la nuance. En couvrant d’euphémismes les accusations de déviances en matière de gouvernance dont certains collaborateurs d’Ali Bongo sont l’objet pour ne retenir que la seule motivation xénophobe et raciste, la description du Gabon faite par Jeune Afrique est demeurée sourde à la complexité de ce phénomène politique. Refusant d’affiner, par le biais de l’histoire et la sociologie, l’analyse de cette cristallisation de colères, Georges Doungueli s’est borné à livrer un narratif d’inspiration institutionnaliste, au cœur duquel se trouve le slogan d’une « cohésion nationale » qui serait mise en péril par de Gabonaises et Gabonais irresponsables.
Cela dit, tout en différenciant la société gabonaise de la minorité qui constitue le discours public (Hommes politiques), il est important de reconnaitre la permanence d’une certaine problématique portant sur les étrangers au Gabon. Pour être plus précis, il s’agit surtout d’un certain discours public sur les Africains vivant au Gabon. L’une des limites de l’article de Jeune Afrique est de ne pas suffisamment confronter les pratiques sociales gabonaises à ces postures publiques pour ou contre les étrangers. Confronter des énonciations publiques de l’étranger aux pratiques quotidiennes gabonaises aurait pu permettre de mesurer la portée de la mise en discours de l’étranger au Gabon.
Dans ce contexte, rivalisant de rhétoriques simplistes, certains choisissent d’accompagner l’opinion collective bien qu’affublée de quelques précautions langagières très convenues. Il s’agit du règne de la non-personne en ce sens que nous nous refusons d’assumer un discours responsable, en nous faisant les traducteurs zélés des évidences mythologiques de la nation issues la modernité européenne. La conclusion d’une tribune de Guy Rossatanga-Rignault, tribune intitulée « Ce qu’être gabonais veut dire », aurait du mal à se différencier d’un certain cadre de narration de la nation :
« Une identité ne saurait pourtant se réduire aux papiers du même nom. Être gabonais, c’est partager avec d’autres un ensemble de "signes", d’associations et de modes de comportement et de communication (la culture), qui font qu’un groupe est ce qu’il est et non autre chose, ainsi que je l’ai développé par ailleurs. (…) En définitive, pour chacun de ceux qui y sont nés ou qui ont choisi cette terre où la nature montre à l’homme sa petitesse, être gabonais, c’est se vivre comme tel, sans calcul ni exclusive. Sans intérêts ni prétentions. Sans cosmopolitisme béat ni quête de vaine pureté. »
En traitant cet énoncé de façon rigoureuse, on est d’abord saisi par la volonté de définir le syntagme « être Gabonais » comme une essence, dans la mesure où la périphrase « ce qu’il est et non autre chose », devenue proverbiale, renvoie à l’Idée en soi, une métaphysique qui exclut la contingence (Platon & Aristote). Cependant, critiquant l’usage lâche que Senghor fait de la notion d’essence, le philosophe camerounais Marcien Towa (2011) donnait un sens particulièrement politique à ce terme, en considérant qu’il s’agissait plutôt d’un horizon qui sait tirer l’harmonie sociale de la diversité (et même de l’opposition) des caractères des citoyens. Dès lors, il semble difficile de penser un tel concept sans mutilation de l’expérience vécue. Ainsi la validité d’un tel prédicat demeure-t-elle circonscrite à une description implicitement prescriptive de « ce qu’être Gabonais veut dire ». L’enjeu consisterait, semble-t-il, à s’extirper du fatalisme des essences pour se reconnecter à l’histoire de nos sociétés, une histoire émancipée du « torticolis culturel » et de la prison de l’archive coloniale. Car il s’agit, dans une certaine mesure, des conséquences d’un hégémonisme épistémique qui fait de l’État-nation la forme d’organisation à suivre dans l’absolu. Toute tentative de rupture avec cette appropriation stato-nationaliste est perçue comme une régression. Certaines élites vivent sous la tyrannie de ce devoir-être politique de la modernité. Cela suppose une mise en intrigue autour de laquelle gravitent la notion de « cosmopolitisme béat » et le souci de ne cependant pas être renvoyé à la pureté. Pour donner une force persuasive à cette dialectique empruntée, des effets de la domination coloniale sont présentés comme la marque d’une hospitalité :
« Cette terre qui accueillit Albert Schweitzer, Cheikh Amadou Bamba et Samory Touré restera fidèle à sa tradition, en s’ouvrant à tous ceux qui témoignent d’une réelle passion pour elle et d’une sincère fraternité pour ses enfants »
Cet accueil tant vanté est une légende au sens propre, car celui-ci présuppose une souveraineté de la décision. Or, en situation coloniale, comme l’indique Achille Mbembe (2000), le colonisé est virtuellement un étranger chez lui, justement du fait de l’hétéronomie morale et politique qui marque la vie des sociétés colonisées. Cheikh Amadou Bamba et Samory Touré sont des victimes des déportations coloniales dont l’arrivée au Gabon relève d’abord de la volonté coloniale de les châtier. Expédier ainsi la réalité de la colonisation participe d’une stratégie qui fait de cette histoire coloniale, la situation initiale d’un récit national. Cette appropriation décomplexée du passif colonial est un choix politique qui ne saurait équivaloir à la longue histoire des sociétés qui composent le Gabon à ce jour. Cela implique de sortir de la chronologie qui limite à l’histoire coloniale l’origine politique des humains qui font le Gabon aujourd’hui. Il est évident que considérer la période coloniale comme un chapitre important d’une histoire plus longue ne serait pas sans conséquences sur la validité du postulat naturaliste sur lequel se fonde la préséance d’une autochtonie présentée comme anhistorique. En effet, l’histoire longue ressortirait des articulations africaines qui délégitimeraient les représentations de l’étranger et relativiserait la préséance de l’autochtonie.
Critique libérale des mentalités – pertinence et limites
Parce que de nombreux réflexes finissent par oblitérer les conditions souvent irrationnelles de leur apparition, il est du ressort des politiques au premier plan de garder une certaine distance critique vis-à-vis de ces idées toutes faites en élucidant les problèmes auxquels sont confrontées nos sociétés. Par-delà les petits calculs politiciens, les fondements du discours sur les étrangers africains au Gabon ne sont toujours pas suffisamment questionnés. En effet, il convient de noter que celui-ci intervient en général dans un contexte de difficultés économiques, marqué par un taux de chômage très élevé. Selon les données de la Banque mondiale, le taux de chômage au Gabon a constamment culminé autour de 20% ces dernières années. Bien que la littérature économique nous renseigne suffisamment sur les fondements structurels de ces problèmes, une certaine opinion gabonaise succombe encore à l’idée simpliste qui consiste à voir en l’étranger le responsable de tous les dysfonctionnements. À cet égard, il est important de rappeler que le rapport entre démographie et économie au Gabon se pose avec une acuité particulière depuis au moins l’époque coloniale. Gilles Sautter et Georges Balandier ont montré les conséquences des traites sur la population du Gabon. Ainsi, pour compenser ce déficit démographique, la main d’œuvre venue de l’étranger a toujours été d’une grande importance. Cette réalité est indéniable quand on observe par exemple la structuration de l’économie depuis le boom pétrolier. Dans un rapport sur les conditions économiques ayant objectivement préservé les forêts gabonaises, Sven Wunder (2003, p. 17) expliquait pourquoi le cocktail politique gabonais ne pourrait pas assurer un développement économique soutenu à long terme. Il partait du constat selon lequel « l’économie gabonaise étant extrêmement ouverte, ce flux régulier de capitaux s’est directement traduit après 1973 par la croissance et les fluctuations de la demande interne. Suite à la croissance économique modérée mais stable des années 60, l’augmentation de la production pétrolière et les deux flambées du cours du pétrole ont soudain fait du Gabon un pays riche. » Ce statut économique du Gabon a induit un certain nombre de choix politiques structurants. Le plan quinquennal de la Banque mondiale (1966-1970) traduit parfaitement cette nouvelle orientation : « À l’inverse des autres pays africains, dont l’économie est essentiellement rurale, l’agriculture n’est pas appelée à jouer un rôle moteur dans la croissance économique du Gabon ». Ainsi les administration publiques et celles des entreprises parapubliques sont-elles devenues au fil des années les principaux pourvoyeurs d’emplois des salariés gabonais, laissant les autres secteurs à la force de travail venue de l’étranger. Cette structure de l’économie expose le Gabon aux contingences des cours de matières premières desquelles son économie dépend fatalement. Pour ces raisons, les mesures visant à restreindre l’accès aux emplois publics renforcent souvent la probabilité de cette mise en accusation des étrangers qui, eux, généralement sont des travailleurs indépendants bien intégrés dans le commerce au Gabon. Cette division nationale du travail n’est fonctionnelle que dans la mesure où les matières premières se vendent bien. Or, la contribution du secteur pétrolier aux ressources de l’État s’élevait à 38,5 % du PIB et 70,5 % des exportations. Cette dépendance, faute d’être comprise, fait souvent des propositions allant dans l’optique de mettre en place des politiques de quota d’étrangers.
Lors d’une émission « Coopération internationale » diffusée sur la chaine de télévision Télé Africa, Casimir Oye Mba, évoquant l’inadéquation des formations par rapport aux besoins des entreprises, affirmait ne pas croire à une politique de quota de Gabonais en matière d’emplois :
« Je ne crois pas au quota, non pas parce que je ne suis pas xénophobe, ce n’est pas pour des questions philosophiques, parce que je me dis tout simplement ceci : vous avez parlé des taxis. Dans Libreville, je pense que 80 à 90% des chauffeurs de taxi sont des étrangers. Mais qui interdit à un Gabonais d’être chauffeur de taxi ? Si un Gabonais dit qu’il veut être taximan, il peut l’être. (…)
Donc quand on parle d’emplois, on voit simplement les grands emplois ou tout au moins les emplois qui sont dans les bureaux, mais il n’y a pas que cela. Les Guinéens, les Sénégalais, les Maliens, les Burkinabè, les Zaïrois, les Congolais, les Camerounais qui sont chauffeurs de taxi, vulcanisateurs, peintres, tailleurs, coiffeurs, photographes, jardiniers, veilleurs de nuit, mais, croyez-moi, quand ils viennent au Gabon, ce n’est pas pour nos beaux yeux. Ils viennent au Gabon parce qu’il y a ces possibilités-là. Si ces emplois étaient occupés par des Gabonais, ils gagneraient cet argent-là. Allez dans les bureaux de Western Union, vous verrez ce que ces étrangers, qui sont venus gagner leurs vies au Gabon et qui souvent la gagnent à la sueur de leur front, ce qu’ils envoient comme argent chez eux. Mais cet argent-là, ils le ramassent devant nous, j’allais dire à notre nez et à notre barbe. Donc les quotas, je n’y crois pas. »
Conscient de la popularité de cette proposition dont le journaliste se fait le relais, Casimir Oye Mba anticipe la critique qui ferait de lui le tenant d’un certain laxisme. Ainsi, malgré lui, en précisant « non pas parce que je ne suis pas xénophobe », ce lapsus traduit la volonté de ne pas irriter une opinion qu’il estime majoritaire dans le pays. Cela dit, son raisonnement circonscrit ce phénomène au droit en vigueur en matière de travail. En effet, il va du principe qu’aucune loi n’exclut les Gabonaises et Gabonais de l’activité économique. Si ce sophisme juridique permet, par ses effets objectifs, d’asseoir l’idée d’une contestation du rejet des étrangers, il n’en demeure pas moins qu’il est critiquable à bien des égards. En effet, l’argumentaire développé par Oye Mba s’inscrit dans les logiques de ce qu’on a appelée l’État minimal sous l’emprise duquel le marché du travail ne doit être régi que par la loi de l’offre et de la demande, excluant ainsi toute idée de réglementation émanant de l’État. D’un point de vue conséquentialiste, ce pragmatisme suppose que les Gabonaises et Gabonais manqueraient de volonté de compétir avec les autres travailleurs venus d’autres pays africains. Ils choisiraient la facilité qui consisterait à imposer des mesures protectionnistes afin de s’extirper de la concurrence et ainsi instituer une préséance nationale qui serait mise en danger par des étrangers. Du point de libéral, une telle règlementation affecterait négativement, estime-t-on, la situation économique. Le seul fait d’exclure des étrangers ne constituerait-il pas un problème en soi ?
Cette tirade de Casimir Oye Mba met en exergue un problème de mentalité dont il s’abstient cependant d’évoquer les déterminations structurelles. Cette division du travail entre Gabonais et étrangers africains est présentée comme un caprice du sujet gabonais. Or, un tel phénomène social n’advient pas ex nihilo. Car, comme le rappelle Daniel Frank Idiata dans une tribune publié dans l’hebdomadaire Jeune Afrique, une source psychologique importante alimente ce discours sur les étrangers :
« Sous l’ère Léon Mba et l’ère Omar Bongo, le mirage pétrolier a amené les Gabonais à se convaincre que leurs valeurs, leur système sociétal et économique étaient des exemples à suivre et que tout ce qui pouvait sortir de ce cadre était à leurs yeux inférieur. Le Gabonais avait donc cette réputation tout autant que le pays, qui n’a de cesse de bercer les rêves des candidats au « mirage gabonais » même en situation de crise comme on le vit depuis quelques temps avec la baisse du baril du pétrole. Et il en arrive tous les jours ! »
Ces représentations de soi constituent un sens commun qui, dans une certaine mesure, facilite le consentement de la société civile face à l’injustice. Dans un tel contexte, le défi devient celui de ne pas céder au sens commun en démontrant l’inanité de certaines idées largement partagées dans la société. Si cette conception libérale de la politique d’emploi défendue par Casimir Oye Mba est objectivement juste en raison de ce que son pragmatisme a pour conséquence la non-discrimination des étrangers, on peut néanmoins avoir des réserves sur cette retraite de l’État. Car, s’il est vrai que l’État est la raison en acte, il ne devrait pas se contenter d’accompagner le sort tragique qu’imposent les contingences du marché, reléguant au second plan le principe de justice et de sécurité qui sous-tend son existence. Ainsi la responsabilité lui revient-il de penser l’organisation du travail suivant les besoins des populations dont il assure l’administration. Or, en pratique, le laissez-faire libéral outrancier débouche trop souvent sur une situation de sauve-qui-peut, installant ce qu’Hubert Mono Ndjana a appelé le ma-partisme, c’est-à-dire une attitude désespérée consistant à réclamer sa part des ressources de l’État, abdiquant à exiger une restructuration de l’économie qui soit profitable à tous, nationaux et étrangers. La distribution des ressources publiques fonctionnant moins bien, des critères discriminant les étrangers africains sont brandis comme des fétiches pour parer une situation de chômage dont les effets étaient jusque-là amortis par la rente des matières premières. De ce fait, des secteurs jadis méprisés par les nationaux retrouvent un certain intérêt par la force des choses. Seulement, certains Gabonais veulent étendre aux activités économiques privées la quasi exclusivité nationale appliquée de fait aux emplois publics.
Au regard de la réalité de l’économie gabonaise, porter la responsabilité de tous ces problèmes sur la présence des étrangers (surtout africains) relève de la mauvaise foi ou d’une absence d’analyse. Pour le Gabon, l’enjeu est celui de sortir de son statut d’économie coloniale uniquement orientée sur la fourniture de matières premières. Cela ne sera possible que si l’argent distribué, à travers les différents mécanismes d’achat de l’obéissance, est vraiment pris pour ce qu’il est, c’est-à-dire des subsides nécessaires à apaiser le lieu d’extraction, les habitants du Gabon n’étant que des éléments auxiliaires à une production dont les fins correspondent aux besoins des dominants. Exproprier ou discriminer les petits commerçants venus d’Afrique de l’Ouest ne sont que des solutions de lâcheté qui ne donnerait d’ailleurs aucun supplément d’âme. Si elles ont un effet d’opium chez certains, pareilles charlataneries ne résoudraient en rien la structuration coloniale de l’économie gabonaise qui a réduit l’essentielle de la population à la misère. L’enjeu est donc celui de prendre cette réalité historique au sérieux. Le salut est aussi à ce prix-là.
Références
Balandier, Georges (1954) : « Les problèmes du travailleur africain au Gabon et au Congo » dans Bulletin international des sciences sociales, revue trimestrielle vol. VI, no 3.
Banque mondiale : « Gabon vue d’ensemble » Gabon - Vue d’ensemble (banquemondiale.org) consulté le 24.02.2023
Banque mondiale : Plan quinquennal (1966-1970) cité par Nzé-Nguéma, Fidèle Pierre (1989) : Modernité, Tiers-mythe et Bouc-hémisphère. Paris : Éditions Publisud, p.27.
Idiata, Daniel Frank : « Si le Gabonais est xénophobe, alors tous les peuples sont xénophobes » https://www.jeuneafrique.com/266006/societe/si-le-gabonais-est-xenophobe-alors-tous-les-peuples-sont-xenophobes/ consulté le 09.02.2023
Mbembe, Achille (2000) : De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Paris : Éditions Karthala, p. 58.
Mono Ndjana, Hubert (1999) : Beauté et vertu du savoir : esquisse d’une épistéméthique : leçon inaugurale suivi de "La thèse à Pyongyang" et de "Discours d’orient".
Rossatanga-Rignault, Guy : « Ce qu’être Gabonais veut dire » https://www.jeuneafrique.com/226449/politique/ce-qu-tre-gabonais-veut-dire/ Consulté le 09.02.2023
RTG : Pierre Claver Maganga Moussavou candidat à la présidentielle 2016 pour le compte du PS https://www.youtube.com/watch?v=AR6zN7uWnig&t=5s consulté le 09.02.2023
Sautter, Gilles (1966) : De l’Atlantique au fleuve Congo, 2 : Une géographie du sous-peuplement. République du Congo. République Gabonaise, Berlin, Boston : Walter De Gruyter Mouton.
Towa, Marcien (2011) : Identité et transcendance. Collection Problématiques africaines. Paris : Éditions L’Harmattan, p. 88.
Wunder, Sven (2003) : Pétrole, Macroéconomie et forêts au Gabon. Rapport préparé pour le projet CIFOR-CARPE-USAID ‘‘L’impact des politiques macroéconomiques et agricoles sur l’état des forêts au Gabon’’. https://www.cifor.org/publications/pdf_files/Books/Macroeconomics_fr.pdf consulté le 24.02.2023